Compte-rendu du chat avec le journaliste du "Monde" Jean-Philippe Rémy, organisé mardi 10 avril
Jimi : Maintenant que les militaires ont cédé le pouvoir à Bamako, quelle est la solution pour le Nord ?
La question du Nord est grave, profonde, et comporte de multiples facettes. La rebellion touareg, qui a commencé par attaquer des villes du nord du Mali le 17 janvier, semblait lutter pour la cause touareg. Depuis, on s'est aperçu que des mouvements différents et des revendications différentes s'étaient greffés sur ce noyau originel. Le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) reste un interlocuteur de référence. Ils ont proclamé unilatéralement l'indépendance de la région il y a quelques jours, mais des voies de négociation sont de toute évidence envisageables pour trouver une solution à leurs revendications, qui sont très larges.
En revanche, dans la multiplication des groupes armés se trouvent certains mouvements avec des objectifs totalement différents. Certains affirment, à travers des communiqués, vouloir mettre en place la charia au Mali ; d'autres ont des liens avec des mouvements djihadistes. Mais aucun de leurs leaders n'a clairement exprimé de revendications qu'il serait possible de soumettre au nouveau gouvernement de Bamako, lorsqu'il sera formé. Pour l'instant, on en est réduit à attendre, d'une part, la formation de ce gouvernement, d'autre part, de voir se préciser l'identité des responsables qui mènent les différents groupes rebelles dans le Nord. Il y a des pistes, mais aussi beaucoup de confusion. Attendons un peu.
Elblue : Est-ce que le MNLA est suffisamment fort pour faire plier les différents groupes islamiques qui cohabitent avec lui ?
A ce stade, il nous faut être extrêmement prudents. D'abord, si on connaît les orientations politiques du MNLA, dont les revendications tournent autour du statut des régions du nord, celles des autres groupes sont plus mystérieuses. Prenons le groupe Ansar Eddine. Est-ce que leur leader, Iyad Ag Ghali, est plus préoccupé par la charia ou par son rôle politique au sein de son groupe touareg ? Cette question est cruciale et à ce jour il est difficile d'y répondre. Or beaucoup de choses vont dépendre de ce facteur. Les quelques déclarations, très superficielles, qui ont été diffusées par Ansar Eddine semblent indiquer une "priorité djihadiste". Mais cela ne reflète sans doute pas la nature profonde du combat mené par ce groupe, qui a aussi d'autres ambitions politiques et pourrait par conséquent se révéler capable d'engager des négociations avec un pouvoir central qu'il jugerait légitime. Voilà pourquoi il est urgent que se constitue à Bamako un pouvoir en état de fonctionnement, reconnu par la communauté internationale, qui pourra être un interlocuteur pour l'ensemble des groupes armés qui le souhaiteront. C'est à ce moment qu'on saura vraiment "qui pèse quoi". Mais dans l'intervalle, il reste une crainte : que le MNLA et Ansar Eddine en viennent à se battre. Le MNLA est déterminé à conserver une position dominante dans de futures négociations, comme dans le contrôle de la région nord, mais la compétition est rude. A ceci s'ajoute une autre difficulté : la présence de groupes armés liés à la galaxie Al-Qaida au Maghreb islamique, qui pourrait faire peser la balance en faveur des tendances dures au sein d'Ansar Eddine. Rien n'est encore joué à ce stade, mais la multiplication de combattants appartenant à des groupes d'obédience djihadiste est forcément inquiétante.
Bilouette : Ne pensez-vous pas que le MNLA ait pu se servir de Ansar Eddine pour prendre le contrôle du Nord et maintenant compte sur la communauté internationale pour s'en débarrasser en alimentant la peur de l'installation de la charia au Mali ?
Le fait qu'aucun observateur neutre, étranger, impartial ne puisse se rendre dans cette zone immense tenue par quelques centaines (deux mille au maximum) de combattants à ce stade ne rend pas la réponse facile. Le MNLA est ancré dans une série de revendications qui sont anciennes et qu'on a retrouvées dans des mouvements rebelles touaregs dans le passé. Ce n'est donc pas une construction sortie de nulle part. Mais on doit reconnaître un certain flou dans la façon dont les groupes armés fonctionnent dans cette région. Il faut se garder des théories de la conspiration, mais on aurait franchement besoin de voir sur place ce qu'il se passe.
Guest : En terme de puissance de frappes qui sont les plus fortes, les touaregs, les islamistes ou les forces de Bamako ?
Vous mettez le doigt sur les trois grandes énigmes de cette situation. Commençons par l'armée malienne. Elle avait reçu du matériel et devait être capable de répliquer à la menace d'une rebellion. Mais elle a commencé par plier lors des premières attaques en raison de multiples dysfonctionnements. Puis, le coup d'Etat est intervenu. Techniquement, sur le terrain, cela a provoqué un séisme. Des officiers ont été arrêtés par leurs subalternes, la logistique s'est totalement interrompue. Bref, le coup d'Etat du 22 mars a été le coup de grâce pour l'armée régulière. Il n'est pas impensable qu'à présent, cette armée se réorganise et réfléchisse à une contre-offensive en direction du Nord. Cela suppose que les officiers supérieurs qui avaient été marginalisés pendant que la junte était au pouvoir puissent s'associer à ceux qui menaient le combat sur le terrain. On peut citer par exemple le colonel Al-Hadji Gamou, qui défendait Kidal, a fait semblant de rallier la rebellion alors qu'il était encerclé, pour prendre la fuite finalement et parvenir au Niger voisin, d'où il compte participer à toute opération contre le MNLA et les autres groupes. Est-ce que l'armée peut retrouver une cohésion suffisante et trouver les moyens d'une telle contre-offensive ? Nous devrions le découvrir dans les jours à venir, car le temps presse. Cette situation est particulièrement instable, et on ignore aussi - c'est le deuxième mystère - l'importance des forces rebelles, tout particulièrement du côté d'Ansar Eddine et des groupes proches d'AQMI.
Commençons par Ansar Eddine. Une source diplomatique qui suit particulièrement ces questions me disait il y a quelques jours à Bamako : "En une nuit, ils sont passés de 30 à 300". Que voulait-elle dire ? Que les estimations en circulation sur les forces d'Iyad Al-Ghali ne se montaient qu'à quelques dizaines de combattants il y a seulement quelques semaines. Or on observe dans les villes prises récemment par les rebelles (Kidal, Gao, Tombouctou) que des hommes se réclamant d'Ansar Eddine semblent plutôt se compter en centaines. D'où sortent ces combattants ? Il y a plusieurs hypothèses, à commencer par des alliances locales, mais aussi le renfort de combattants proches de mouvements djihadistes. Seulement, il faut bien comprendre que les katibas d'AQMI ne fonctionnent pas en permanence avec des effectifs complets. Il faut distinguer les combattants permanents des "occasionnels", qui vivent dans la région et ne rejoignent la katiba avec laquelle ils ont des liens qu'en cas de nécessité ou d'opération particulière. C'est peut-être dans ce vivier que Ansar Eddine a aussi fait du recrutement temporaire. Troisième mystère : AQMI. Comme on l'a vu, l'absence d'observateurs dans cette région pousse à l'extrême prudence. Il semble que des responsables de katibas aient été signalés dans les villes du Nord. A présent, de nouveaux combattants venus de régions ou de pays voisins semblent aussi y arriver. On parle de combattants du Niger, du Nigeria et d'autres pays de la région. Leur affiliation n'est pas tout à fait claire. Dans ce contexte, vous comprenez pourquoi il est extrêmement difficile de déterminer qui, au juste, est capable de l'emporter dans cette région que le MNLA appelle l'Azawad. Le week-end dernier, justement, le MNLA avait lancé un ultimatum aux autres mouvements armés présents à Tombouctou pour qu'ils quittent la ville. Depuis, il ne s'est rien passé. Si, en réalité, une chose : le MNLA et Ansar Eddine ont commencé à faire des patrouilles communes. S'agit-il de poudre aux yeux ou s'agit-il d'une coopération qui ira plus loin ? On ne peut absolument rien exclure. L'idéal serait évidemment que les mouvements s'unissent et formulent des revendications communes, car le pouvoir de Bamako, comme les pays de la région, sont décidés à les écouter avec attention. Or, dans l'histoire récente des mouvements touaregs, la difficulté à se faire entendre joue un rôle capital pour expliquer comment on en arrive à avoir l'éclatement d'une nouvelle rébellion. Le retour des "revenants", c'est-à-dire les soldats touaregs qui combattaient dans l'armée de Mouammar Kadhafi et ont quitté la Libye pendant l'effondrement du régime, n'est pas le seul facteur pour expliquer l'apparition du MNLA. Même si l'arrivée de combattants lourdement armés a joué, bien entendu, un rôle important dans la mise sur pied d'une rébellion. Je pense qu'une fenêtre d'opportunité vient de s'ouvrir. Encore une fois, le temps presse. Les nouvelles autorités qui se mettent en place à Bamako vont probablement se consacrer en priorité à ouvrir des canaux de négociation avec le MNLA et tous les autres mouvements qu'elles jugeront fréquentables. Ce qui suppose que ces mêmes mouvements tracent des lignes claires de séparation avec AQMI. En sont-ils capables ? Le souhaitent-ils ? C'est le moment pour eux de nous apporter des réponses à ce sujet.
Pitt: Quel rôle joue l'Algérie dans cette crise ?
Deux pays, deux puissances régionales exerçaient une très forte influence sur la question touareg : la Libye de Mouammar Kadhafi et l'Algérie. Le Guide libyen se présentait comme le leader naturel des Touaregs, l'Algérie a parrainé deux grands processus de paix. Mais les interférences étaient nombreuses. A présent, il est intéressant de se rendre compte que l'Algérie est désormais seule à bord de cette région en train de couler à pic. En tout cas, comme puissance régionale. On distingue un certain nombre d'hésitations sur la marche à suivre du côté du pouvoir algérien. Faut-il, en rupture avec les habitudes, envisager une intervention hors des frontières, au Nord-Mali ? Des voix ont commencé à s'élever à Alger à ce sujet. Mais l'Algérie est aussi arc-boutée sur la nécessité d'empêcher des pays étrangers, et tout spécialement la France, d'intervenir dans cette région. La France a bien précisé qu'il était hors de question d'envisager l'envoi de troupes, même s'il s'agissait d'appuyer une force internationale, par exemple menée par la Cédéao (Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest). Mais cela n'empêche pas Paris d'exercer une forme d'influence en appuyant des pays amis par exemple. L'Algérie se trouve donc écartelée entre deux risques opposés : celui d'intervenir directement et celui de voir d'autres le faire à sa place. Certains observateurs avancent que des actions clandestines sont menées par certains acteurs algériens dans cette région. Il est extrêmement difficile de le prouver. Mais d'une manière générale, il est difficile de prouver beaucoup de choses dans cette situation, qui évolue très vite.
Baptiste : Bonjour, que pensez-vous de la pression sans précédant de la CEDEAO sur les putchistes ? Pensez-vous envisageable que les pays voisins interviennent directement dans le Nord ?
Tout d'abord, il faut se réjouir sans hésiter en voyant la rapidité et la détermination avec lesquelles les pays de la région ont réagi face au coup d'Etat à Bamako. Il est évident que chaque président, au cas par cas, a de bonnes raisons de tout mettre en oeuvre pour que l'exemple de petits capitaines renversant des chefs d'Etat en cas de crise dans le pays ne se reproduise pas chez eux. Prenons le cas de la Côte d'Ivoire, qui est un peu différent. Alassane Ouattara a vécu une crise post-électorale de neuf mois qui s'est terminée par des violences dans le pays qui ont fait au moins 3 000 morts. Le pays n'est pas tout à fait revenu à la paix. Il a déjà connu des coups d'Etat dans le passé. Il est évident que le président ivoirien a besoin d'appuyer un message fort : les putschs, cela ne peut pas être accepté dans la région. Prenons maintenant le Burkina Faso. Blaise Compaoré a fait face récemment à des mutineries assez graves. Il est donc particulièrement sensible au danger que peuvent représenter des officiers mécontents. Et surtout, depuis le processus de paix au Liberia, en Sierra Leone, et la résolution de la crise en Côte d'Ivoire, même si rien n'est parfait, la région reprend espoir. La nécessité de bloquer net les tentatives de coups d'Etat est donc d'autant plus importante. Cette détermination s'est traduite par des gestes, comme l'embargo décrété contre le Mali, qui étaient des gestes difficiles. Il fallait avoir le courage de prendre le risque de ce coup de poker, littéralement de menacer d'affamer un pays déjà fragilisé par la sécheresse, pour faire plier la junte. Le calcul était serré, mais il a fonctionné. Seulement, la partie n'est pas tout à fait gagnée. Il a fallu toute la maestria du Burkinabé Djibril Bassolé pour amener les putschistes à accepter le principe de l'accord-cadre de Bamako. Pour chaque étape de sa mise en oeuvre, il faudra encore de la vigilance. Les pays de la région n'en ont donc pas fini avec le Mali, d'autant qu'une fois la question de la junte résolue, reste un énorme morceau : que faire pour ramener le Nord à la normalité ? L'idée d'y déployer une force (Cédéao) est sans doute un autre coup de poker. On a du mal à imaginer à ce stade les Etats de la région envoyant des troupes faire la guerre dans les zones sahariennes, qui sont particulièrement difficiles et que les rebelles touaregs, sans parler des autres mouvements, maîtrisent plutôt bien. Un appui aux forces loyalistes semble donc être une hypothèse plus réaliste pour la Cédéao. Mais l'armée régulière est-elle encore capable de se ressaisir ? Cela n'est pas garanti. En résumé, même si les chefs d'Etat ont aussi joué la protection de leur club, leur action en faveur du retour à la légalité à Bamako, avec un mélange de force et d'habileté, aura été salutaire pour le Mali. Mais l'histoire ne s'arrête pas là.
Moh : Et le pétrole dans tout ça ?
Oui, il y a du pétrole, mais il y a aussi énormément de questions à ce sujet. Première remarque : il n'y a pas eu à ce stade suffisamment de forages pour être convaincu de la taille exacte des réserves au Nord-Mali. Les estimations sont optimistes parce que cette région est reliée à un grand bassin qui court entre la Mauritanie et le Niger. Mais n'oublions pas qu'outre les incertitudes sur la taille réelle de cette supposée "éponge" sous les sables, reste à déterminer comment ce pétrole, s'il était extrait, pourrait être acheminé jusqu'à un terminal d'exportation. Il est intéressant de noter deux choses, comme l'a très bien expliqué Benjamin Augé dans une interview qu'il nous a accordée la semaine dernière. Ce spécialiste du pétrole africain, chercheur à l'IRIS, notait que l'Algérie était déterminée à s'investir dans les blocs pétroliers du Nord-Mali. Et aussi que certains de ces blocs avaient été attribués de manière hâtive par les autorités compétentes à Bamako. Il semble qu'à la fin du régime ATT (Amadou Toumani Touré, le président renversé), on ait assisté à une accélération fulgurante des attributions de ces blocs, pas du tout d'ailleurs à la société nationale algérienne, mais à des acteurs marginaux, dont certains étaient maliens. Ces pratiques n'ont pas aidé la mise en place d'un système cohérent permettant d'imaginer comment exporter le pétrole malien, à supposer que cela soit viable économiquement. On en est donc encore au stade des hypothèses. Mais le fantasme du pétrole, lui, est déjà bien présent. Imaginer qu'une petite enclave sécessionniste puisse vivre de ses royalties sur le brut extrait de son sol est l'autre facette de ce fantasme. En résumé, il y a incontestablement des ressources, mais il serait trompeur d'imaginer que leur "contrôle" serait le facteur principal des événements en cours. Pour le Mali, à ce stade, ce qui compte, c'est l'or. Et l'or, justement, n'est pas extrait dans le Nord. Quant à l'uranium, cela concerne surtout le Niger. Il est difficile d'affirmer à ce stade que cela joue un rôle dans la crise malienne.
gwenelias : Vous avez indiqué, dans l'une de vos notes de blog, qu'un sentiment anti-français était perceptible à Bamako, comment l'expliquez-vous ? De plus, certains Maliens accusent la France de soutenir les rebelles touareg, qu'en pensez-vous ?
D'abord, il me semble que le coup d'Etat du 22 mars a servi de révélateur. Révélateur d'un profond malaise au Mali, qui avait été un peu dissimulé par la "démocratie consensuelle" que le président ATT présentait comme le remède à beaucoup de maux. La réalité est qu'une grande partie de la jeunesse malienne, pour commencer, se sent totalement bloquée, sans avenir, dans un pays où les emplois s'achètent et se vendent. Avec le putsch, ce sentiment de frustration est brusquement remonté à la surface, poussé aussi par certains responsables politiques. Il y a donc là, déjà, un mélange, un ressentiment anti-élite et des responsables politiques qui flirtent avec le populisme. Dans la rue, les manifestants en avaient autant contre la France que contre la Banque mondiale ou les prix du riz. La France, si on s'en tient à ce qui est dit dans la rue, est soupçonnée de soutenir le président renversé, ce qui semble absurde. De toute évidence, personne ne soutenait plus ATT. La meilleure preuve en est que quelques jours seulement après le coup d'Etat, il avait pratiquement disparu des préoccupations, le retour à la légalité étant la seule chose à laquelle la classe politique tenait vraiment. ATT a été passé très vite par pertes et profits par tous les acteurs de la crise parce qu'il était devenu évident qu'il faisait partie du problème. La France avait fait ce diagnostic il y a bien longtemps déjà. On ne peut pas soupçonner Paris d'avoir voulu soutenir ATT simplement parce qu'il avait été renversé par un coup d'Etat. Plus ambiguë peut-être est la perception de la rébellion touareg. Voit-on à Paris, dans le MNLA, une arme potentielle anti-AQMI ? Pense-t-on que le discours sécessionniste peut trouver des accommodations qui serviraient à calmer la situation et mettre fin aux dommages collatéraux de la crise libyenne ? Ce sont des pistes de réflexion.
Jimi : Maintenant que les militaires ont cédé le pouvoir à Bamako, quelle est la solution pour le Nord ?
La question du Nord est grave, profonde, et comporte de multiples facettes. La rebellion touareg, qui a commencé par attaquer des villes du nord du Mali le 17 janvier, semblait lutter pour la cause touareg. Depuis, on s'est aperçu que des mouvements différents et des revendications différentes s'étaient greffés sur ce noyau originel. Le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) reste un interlocuteur de référence. Ils ont proclamé unilatéralement l'indépendance de la région il y a quelques jours, mais des voies de négociation sont de toute évidence envisageables pour trouver une solution à leurs revendications, qui sont très larges.
En revanche, dans la multiplication des groupes armés se trouvent certains mouvements avec des objectifs totalement différents. Certains affirment, à travers des communiqués, vouloir mettre en place la charia au Mali ; d'autres ont des liens avec des mouvements djihadistes. Mais aucun de leurs leaders n'a clairement exprimé de revendications qu'il serait possible de soumettre au nouveau gouvernement de Bamako, lorsqu'il sera formé. Pour l'instant, on en est réduit à attendre, d'une part, la formation de ce gouvernement, d'autre part, de voir se préciser l'identité des responsables qui mènent les différents groupes rebelles dans le Nord. Il y a des pistes, mais aussi beaucoup de confusion. Attendons un peu.
Elblue : Est-ce que le MNLA est suffisamment fort pour faire plier les différents groupes islamiques qui cohabitent avec lui ?
A ce stade, il nous faut être extrêmement prudents. D'abord, si on connaît les orientations politiques du MNLA, dont les revendications tournent autour du statut des régions du nord, celles des autres groupes sont plus mystérieuses. Prenons le groupe Ansar Eddine. Est-ce que leur leader, Iyad Ag Ghali, est plus préoccupé par la charia ou par son rôle politique au sein de son groupe touareg ? Cette question est cruciale et à ce jour il est difficile d'y répondre. Or beaucoup de choses vont dépendre de ce facteur. Les quelques déclarations, très superficielles, qui ont été diffusées par Ansar Eddine semblent indiquer une "priorité djihadiste". Mais cela ne reflète sans doute pas la nature profonde du combat mené par ce groupe, qui a aussi d'autres ambitions politiques et pourrait par conséquent se révéler capable d'engager des négociations avec un pouvoir central qu'il jugerait légitime. Voilà pourquoi il est urgent que se constitue à Bamako un pouvoir en état de fonctionnement, reconnu par la communauté internationale, qui pourra être un interlocuteur pour l'ensemble des groupes armés qui le souhaiteront. C'est à ce moment qu'on saura vraiment "qui pèse quoi". Mais dans l'intervalle, il reste une crainte : que le MNLA et Ansar Eddine en viennent à se battre. Le MNLA est déterminé à conserver une position dominante dans de futures négociations, comme dans le contrôle de la région nord, mais la compétition est rude. A ceci s'ajoute une autre difficulté : la présence de groupes armés liés à la galaxie Al-Qaida au Maghreb islamique, qui pourrait faire peser la balance en faveur des tendances dures au sein d'Ansar Eddine. Rien n'est encore joué à ce stade, mais la multiplication de combattants appartenant à des groupes d'obédience djihadiste est forcément inquiétante.
Bilouette : Ne pensez-vous pas que le MNLA ait pu se servir de Ansar Eddine pour prendre le contrôle du Nord et maintenant compte sur la communauté internationale pour s'en débarrasser en alimentant la peur de l'installation de la charia au Mali ?
Le fait qu'aucun observateur neutre, étranger, impartial ne puisse se rendre dans cette zone immense tenue par quelques centaines (deux mille au maximum) de combattants à ce stade ne rend pas la réponse facile. Le MNLA est ancré dans une série de revendications qui sont anciennes et qu'on a retrouvées dans des mouvements rebelles touaregs dans le passé. Ce n'est donc pas une construction sortie de nulle part. Mais on doit reconnaître un certain flou dans la façon dont les groupes armés fonctionnent dans cette région. Il faut se garder des théories de la conspiration, mais on aurait franchement besoin de voir sur place ce qu'il se passe.
Guest : En terme de puissance de frappes qui sont les plus fortes, les touaregs, les islamistes ou les forces de Bamako ?
Vous mettez le doigt sur les trois grandes énigmes de cette situation. Commençons par l'armée malienne. Elle avait reçu du matériel et devait être capable de répliquer à la menace d'une rebellion. Mais elle a commencé par plier lors des premières attaques en raison de multiples dysfonctionnements. Puis, le coup d'Etat est intervenu. Techniquement, sur le terrain, cela a provoqué un séisme. Des officiers ont été arrêtés par leurs subalternes, la logistique s'est totalement interrompue. Bref, le coup d'Etat du 22 mars a été le coup de grâce pour l'armée régulière. Il n'est pas impensable qu'à présent, cette armée se réorganise et réfléchisse à une contre-offensive en direction du Nord. Cela suppose que les officiers supérieurs qui avaient été marginalisés pendant que la junte était au pouvoir puissent s'associer à ceux qui menaient le combat sur le terrain. On peut citer par exemple le colonel Al-Hadji Gamou, qui défendait Kidal, a fait semblant de rallier la rebellion alors qu'il était encerclé, pour prendre la fuite finalement et parvenir au Niger voisin, d'où il compte participer à toute opération contre le MNLA et les autres groupes. Est-ce que l'armée peut retrouver une cohésion suffisante et trouver les moyens d'une telle contre-offensive ? Nous devrions le découvrir dans les jours à venir, car le temps presse. Cette situation est particulièrement instable, et on ignore aussi - c'est le deuxième mystère - l'importance des forces rebelles, tout particulièrement du côté d'Ansar Eddine et des groupes proches d'AQMI.
Commençons par Ansar Eddine. Une source diplomatique qui suit particulièrement ces questions me disait il y a quelques jours à Bamako : "En une nuit, ils sont passés de 30 à 300". Que voulait-elle dire ? Que les estimations en circulation sur les forces d'Iyad Al-Ghali ne se montaient qu'à quelques dizaines de combattants il y a seulement quelques semaines. Or on observe dans les villes prises récemment par les rebelles (Kidal, Gao, Tombouctou) que des hommes se réclamant d'Ansar Eddine semblent plutôt se compter en centaines. D'où sortent ces combattants ? Il y a plusieurs hypothèses, à commencer par des alliances locales, mais aussi le renfort de combattants proches de mouvements djihadistes. Seulement, il faut bien comprendre que les katibas d'AQMI ne fonctionnent pas en permanence avec des effectifs complets. Il faut distinguer les combattants permanents des "occasionnels", qui vivent dans la région et ne rejoignent la katiba avec laquelle ils ont des liens qu'en cas de nécessité ou d'opération particulière. C'est peut-être dans ce vivier que Ansar Eddine a aussi fait du recrutement temporaire. Troisième mystère : AQMI. Comme on l'a vu, l'absence d'observateurs dans cette région pousse à l'extrême prudence. Il semble que des responsables de katibas aient été signalés dans les villes du Nord. A présent, de nouveaux combattants venus de régions ou de pays voisins semblent aussi y arriver. On parle de combattants du Niger, du Nigeria et d'autres pays de la région. Leur affiliation n'est pas tout à fait claire. Dans ce contexte, vous comprenez pourquoi il est extrêmement difficile de déterminer qui, au juste, est capable de l'emporter dans cette région que le MNLA appelle l'Azawad. Le week-end dernier, justement, le MNLA avait lancé un ultimatum aux autres mouvements armés présents à Tombouctou pour qu'ils quittent la ville. Depuis, il ne s'est rien passé. Si, en réalité, une chose : le MNLA et Ansar Eddine ont commencé à faire des patrouilles communes. S'agit-il de poudre aux yeux ou s'agit-il d'une coopération qui ira plus loin ? On ne peut absolument rien exclure. L'idéal serait évidemment que les mouvements s'unissent et formulent des revendications communes, car le pouvoir de Bamako, comme les pays de la région, sont décidés à les écouter avec attention. Or, dans l'histoire récente des mouvements touaregs, la difficulté à se faire entendre joue un rôle capital pour expliquer comment on en arrive à avoir l'éclatement d'une nouvelle rébellion. Le retour des "revenants", c'est-à-dire les soldats touaregs qui combattaient dans l'armée de Mouammar Kadhafi et ont quitté la Libye pendant l'effondrement du régime, n'est pas le seul facteur pour expliquer l'apparition du MNLA. Même si l'arrivée de combattants lourdement armés a joué, bien entendu, un rôle important dans la mise sur pied d'une rébellion. Je pense qu'une fenêtre d'opportunité vient de s'ouvrir. Encore une fois, le temps presse. Les nouvelles autorités qui se mettent en place à Bamako vont probablement se consacrer en priorité à ouvrir des canaux de négociation avec le MNLA et tous les autres mouvements qu'elles jugeront fréquentables. Ce qui suppose que ces mêmes mouvements tracent des lignes claires de séparation avec AQMI. En sont-ils capables ? Le souhaitent-ils ? C'est le moment pour eux de nous apporter des réponses à ce sujet.
Pitt: Quel rôle joue l'Algérie dans cette crise ?
Deux pays, deux puissances régionales exerçaient une très forte influence sur la question touareg : la Libye de Mouammar Kadhafi et l'Algérie. Le Guide libyen se présentait comme le leader naturel des Touaregs, l'Algérie a parrainé deux grands processus de paix. Mais les interférences étaient nombreuses. A présent, il est intéressant de se rendre compte que l'Algérie est désormais seule à bord de cette région en train de couler à pic. En tout cas, comme puissance régionale. On distingue un certain nombre d'hésitations sur la marche à suivre du côté du pouvoir algérien. Faut-il, en rupture avec les habitudes, envisager une intervention hors des frontières, au Nord-Mali ? Des voix ont commencé à s'élever à Alger à ce sujet. Mais l'Algérie est aussi arc-boutée sur la nécessité d'empêcher des pays étrangers, et tout spécialement la France, d'intervenir dans cette région. La France a bien précisé qu'il était hors de question d'envisager l'envoi de troupes, même s'il s'agissait d'appuyer une force internationale, par exemple menée par la Cédéao (Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest). Mais cela n'empêche pas Paris d'exercer une forme d'influence en appuyant des pays amis par exemple. L'Algérie se trouve donc écartelée entre deux risques opposés : celui d'intervenir directement et celui de voir d'autres le faire à sa place. Certains observateurs avancent que des actions clandestines sont menées par certains acteurs algériens dans cette région. Il est extrêmement difficile de le prouver. Mais d'une manière générale, il est difficile de prouver beaucoup de choses dans cette situation, qui évolue très vite.
Baptiste : Bonjour, que pensez-vous de la pression sans précédant de la CEDEAO sur les putchistes ? Pensez-vous envisageable que les pays voisins interviennent directement dans le Nord ?
Tout d'abord, il faut se réjouir sans hésiter en voyant la rapidité et la détermination avec lesquelles les pays de la région ont réagi face au coup d'Etat à Bamako. Il est évident que chaque président, au cas par cas, a de bonnes raisons de tout mettre en oeuvre pour que l'exemple de petits capitaines renversant des chefs d'Etat en cas de crise dans le pays ne se reproduise pas chez eux. Prenons le cas de la Côte d'Ivoire, qui est un peu différent. Alassane Ouattara a vécu une crise post-électorale de neuf mois qui s'est terminée par des violences dans le pays qui ont fait au moins 3 000 morts. Le pays n'est pas tout à fait revenu à la paix. Il a déjà connu des coups d'Etat dans le passé. Il est évident que le président ivoirien a besoin d'appuyer un message fort : les putschs, cela ne peut pas être accepté dans la région. Prenons maintenant le Burkina Faso. Blaise Compaoré a fait face récemment à des mutineries assez graves. Il est donc particulièrement sensible au danger que peuvent représenter des officiers mécontents. Et surtout, depuis le processus de paix au Liberia, en Sierra Leone, et la résolution de la crise en Côte d'Ivoire, même si rien n'est parfait, la région reprend espoir. La nécessité de bloquer net les tentatives de coups d'Etat est donc d'autant plus importante. Cette détermination s'est traduite par des gestes, comme l'embargo décrété contre le Mali, qui étaient des gestes difficiles. Il fallait avoir le courage de prendre le risque de ce coup de poker, littéralement de menacer d'affamer un pays déjà fragilisé par la sécheresse, pour faire plier la junte. Le calcul était serré, mais il a fonctionné. Seulement, la partie n'est pas tout à fait gagnée. Il a fallu toute la maestria du Burkinabé Djibril Bassolé pour amener les putschistes à accepter le principe de l'accord-cadre de Bamako. Pour chaque étape de sa mise en oeuvre, il faudra encore de la vigilance. Les pays de la région n'en ont donc pas fini avec le Mali, d'autant qu'une fois la question de la junte résolue, reste un énorme morceau : que faire pour ramener le Nord à la normalité ? L'idée d'y déployer une force (Cédéao) est sans doute un autre coup de poker. On a du mal à imaginer à ce stade les Etats de la région envoyant des troupes faire la guerre dans les zones sahariennes, qui sont particulièrement difficiles et que les rebelles touaregs, sans parler des autres mouvements, maîtrisent plutôt bien. Un appui aux forces loyalistes semble donc être une hypothèse plus réaliste pour la Cédéao. Mais l'armée régulière est-elle encore capable de se ressaisir ? Cela n'est pas garanti. En résumé, même si les chefs d'Etat ont aussi joué la protection de leur club, leur action en faveur du retour à la légalité à Bamako, avec un mélange de force et d'habileté, aura été salutaire pour le Mali. Mais l'histoire ne s'arrête pas là.
Moh : Et le pétrole dans tout ça ?
Oui, il y a du pétrole, mais il y a aussi énormément de questions à ce sujet. Première remarque : il n'y a pas eu à ce stade suffisamment de forages pour être convaincu de la taille exacte des réserves au Nord-Mali. Les estimations sont optimistes parce que cette région est reliée à un grand bassin qui court entre la Mauritanie et le Niger. Mais n'oublions pas qu'outre les incertitudes sur la taille réelle de cette supposée "éponge" sous les sables, reste à déterminer comment ce pétrole, s'il était extrait, pourrait être acheminé jusqu'à un terminal d'exportation. Il est intéressant de noter deux choses, comme l'a très bien expliqué Benjamin Augé dans une interview qu'il nous a accordée la semaine dernière. Ce spécialiste du pétrole africain, chercheur à l'IRIS, notait que l'Algérie était déterminée à s'investir dans les blocs pétroliers du Nord-Mali. Et aussi que certains de ces blocs avaient été attribués de manière hâtive par les autorités compétentes à Bamako. Il semble qu'à la fin du régime ATT (Amadou Toumani Touré, le président renversé), on ait assisté à une accélération fulgurante des attributions de ces blocs, pas du tout d'ailleurs à la société nationale algérienne, mais à des acteurs marginaux, dont certains étaient maliens. Ces pratiques n'ont pas aidé la mise en place d'un système cohérent permettant d'imaginer comment exporter le pétrole malien, à supposer que cela soit viable économiquement. On en est donc encore au stade des hypothèses. Mais le fantasme du pétrole, lui, est déjà bien présent. Imaginer qu'une petite enclave sécessionniste puisse vivre de ses royalties sur le brut extrait de son sol est l'autre facette de ce fantasme. En résumé, il y a incontestablement des ressources, mais il serait trompeur d'imaginer que leur "contrôle" serait le facteur principal des événements en cours. Pour le Mali, à ce stade, ce qui compte, c'est l'or. Et l'or, justement, n'est pas extrait dans le Nord. Quant à l'uranium, cela concerne surtout le Niger. Il est difficile d'affirmer à ce stade que cela joue un rôle dans la crise malienne.
gwenelias : Vous avez indiqué, dans l'une de vos notes de blog, qu'un sentiment anti-français était perceptible à Bamako, comment l'expliquez-vous ? De plus, certains Maliens accusent la France de soutenir les rebelles touareg, qu'en pensez-vous ?
D'abord, il me semble que le coup d'Etat du 22 mars a servi de révélateur. Révélateur d'un profond malaise au Mali, qui avait été un peu dissimulé par la "démocratie consensuelle" que le président ATT présentait comme le remède à beaucoup de maux. La réalité est qu'une grande partie de la jeunesse malienne, pour commencer, se sent totalement bloquée, sans avenir, dans un pays où les emplois s'achètent et se vendent. Avec le putsch, ce sentiment de frustration est brusquement remonté à la surface, poussé aussi par certains responsables politiques. Il y a donc là, déjà, un mélange, un ressentiment anti-élite et des responsables politiques qui flirtent avec le populisme. Dans la rue, les manifestants en avaient autant contre la France que contre la Banque mondiale ou les prix du riz. La France, si on s'en tient à ce qui est dit dans la rue, est soupçonnée de soutenir le président renversé, ce qui semble absurde. De toute évidence, personne ne soutenait plus ATT. La meilleure preuve en est que quelques jours seulement après le coup d'Etat, il avait pratiquement disparu des préoccupations, le retour à la légalité étant la seule chose à laquelle la classe politique tenait vraiment. ATT a été passé très vite par pertes et profits par tous les acteurs de la crise parce qu'il était devenu évident qu'il faisait partie du problème. La France avait fait ce diagnostic il y a bien longtemps déjà. On ne peut pas soupçonner Paris d'avoir voulu soutenir ATT simplement parce qu'il avait été renversé par un coup d'Etat. Plus ambiguë peut-être est la perception de la rébellion touareg. Voit-on à Paris, dans le MNLA, une arme potentielle anti-AQMI ? Pense-t-on que le discours sécessionniste peut trouver des accommodations qui serviraient à calmer la situation et mettre fin aux dommages collatéraux de la crise libyenne ? Ce sont des pistes de réflexion.
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