Pierre Boilley, spécialiste du Sahel et de l’histoire des Touaregs au Centre d’études des mondes africains (Cemaf) de l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), suit depuis plus de vingt ans l’évolution des rébellions touarègues. Cet historien a notamment publié «Les Touaregs Kel Adagh. Dépendances et révoltes: du Soudan français au Mali contemporain» chez Karthala en 1999 et «Le conflit interne comme ferment d’un sentiment national? L’exemple sahélien (Mali, Niger, Tchad)» en 2009 dans la revue L’Ouest saharien. Il revient pour Slate Afrique sur la crise actuelle au Mali.
Slate Afrique: La partition de fait du Nord Mali résulte-t-elle d’un échec total de la gestion malienne du problème touareg?
Pierre Boilley: Un échec, c’est certain, mais pas total. Le bilan est plus nuancé, si l’on regarde un peu en arrière. Après la rébellion de 1990, qui réclamait l’intégration et non l’indépendance, un pacte national a été négocié en 1991. Tout n’a pas été appliqué, mais ce pacte a permis beaucoup d’avancées. Plus de 3.000 combattants touaregs ont été intégrés dans l’armée, les douanes et la police. Le statut particulier prévu pour la région n’a pas été mis en place, mais les populations du Nord ont bénéficié de la décentralisation mise en oeuvre dans tout le Mali. Tout n’est pas négatif, un lycée a été construit, etc. On pouvait être assez optimiste dans les années 1995 et 1996. Ensuite, tout s’est bloqué du côté du développement, avec des avancées réelles mais pas suffisantes. On peut se demander pourquoi l’Etat malien n’a jamais construit de route pour désenclaver le nord du pays. La route s’arrête à Gao, et dès que l’on se dirige vers Kidal, c’est de la piste. Tout devient alors très compliqué. Symboliquement, le fait que la route s’arrête à Gao a pu alimenter le mécontentement des populations locales. Quant au laxisme terrible d’Amadou Toumani Touré (ATT) et du pouvoir malien à l’égard du trafic de drogue et d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), il n’a fait qu’engendrer de l’insécurité. Le Nord du Mali est devenu une zone où personne ne pouvait plus aller.
Les défections de militaires Touaregs qui ont rejoint la rébellion vous ont-elles étonnées ?
P. B.: Non, elles se sont multipliées ces dernières années, et les rébellions des années 2000 ont été alimentées par les défections d’officiers ou de combattants intégrés. Cela dit, je comprends la réaction des gens du Sud du Mali, qui pensent qu’on ne peut pas compter sur les Touaregs. On leur ouvre les portes, et au premier coup de Trafalgar, ils s’en vont! Cette attitude alimente le ressentiment…
Existe-t-il un risque d’islamisation des indépendantistes du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA)?
P. B.: Le MNLA a passé une alliance de circonstance avec les islamistes qui ne paraît pas très bien partie pour durer. Le MNLA ne cesse de dire qu’il veut l’indépendance, qu’il déteste les terroristes et ne veut pas de la loi islamique. Au contraire, le groupe Ansar Dine mené par l’ancien chef rebelle Iyad Ag Ghali préconise la charia et s’oppose à l’indépendance. Les buts ne sont pas les mêmes, malgré les contributions communes aux attaques. A ma connaissance, la participation d’Ansar Dine aux attaques de certaines villes n’a pas été particulièrement demandée par le MNLA. Ils ont laissé faire, mais la rupture est déjà consommée. La radicalisation islamiste du MNLA paraît peu probable, tout comme celle du Mali en général. L’islam au Mali est confrérique, ouvert, tolérant. Les Maliens y tiennent, au Nord comme au Sud. Les Touaregs ne sont pas partis pour verser dans l’islamisme, car leur islam est lui aussi très tolérant. Les femmes ont un statut très important et une grande liberté dans la société touarègue. Les remparts culturels contre l’intégrisme paraissent assez forts, même si des individus peuvent toujours être tentés.
Pourquoi, dans la sous-région, la Mauritanie a-t-elle été la seule à lutter militairement contre Aqmi?
P. B.: La Mauritanie a un vrai problème avec les islamistes, qui sont beaucoup plus nombreux chez elle qu’au Mali, et dont elle ne veut pas. Le Niger dispose de moins de moyens, mais s’est positionné contre Aqmi, qui a pris beaucoup d’otages sur son sol. La vraie question, c’est pourquoi l’Algérie et le Mali n’ont pas bougé? Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui s’est ensuite renommé Aqmi, vient d’Algérie et opère depuis 2003 en territoire malien, sans déclencher de réactions fulgurantes. Les explications sont diverses. Pour l’Algérie, il ne serait pas mauvais d’avoir des terroristes à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur. Une autre hypothèse serait que l’Algérie influence elle-même Aqmi par le biais d’infiltrations. C’est aussi une possibilité. Du côté du Mali, il paraît clair qu’un modus vivendi s’est instauré entre le pouvoir et Aqmi. En clair, le Mali a dit à Aqmi : «On ne vous attaque pas, mais ne prenez pas d’otages chez nous». A mon sens, les collusions entre le pouvoir malien et Aqmi ont été objectivement plus fortes que la collusion actuelle entre Ansar Dine et Aqmi. Le Mali a laissé le problème s’installer. L’armée savait très bien où était Aqmi, et des coups de fil ont été donnés pour ne pas attaquer les terroristes. Du coup, les militaires et les terroristes passaient les uns à côté des autres. La responsabilité du Mali paraît d’autant plus lourde que ce pays a reçu de l’aide des Etats-Unis et de la France, en formation et en matériel, pour lutter contre le terrorisme
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire