vendredi 27 avril 2012

Alerte dans tout le Sahel, par Erik Orsenna - Temoust.org | Le portail du peuple touareg berbère Kel Tamasheq

Alerte dans tout le Sahel, par Erik Orsenna - Temoust.org | Le portail du peuple touareg berbère Kel Tamasheq
le monde
mercredi 25 avril 2012
Mercredi 18 avril, village de Mangaize, une heure de route et puis une heure de piste au nord de Niamey. Il paraît que la région n’est pas sûre. Une sérieuse escorte nous accompagne : trente hommes en armes, des AK 47,une mitrailleuse 12,7.
La rébellion du Mali n’est pas loin : à peine quatre-vingts kilomètres. Des milliers d’hommes et de femmes la fuient. Ils trouvent refuge dans quelques camps établis à la hâte, dont celui-ci, le long d’une
 " forêt ", en fait quelques arbres rescapés du déboisement général. Les tentes ne sont que des bâches, couleur bleue à l’enseigne de l’Unicef, couleur blanche quand le donateur est le HCR. Les deux gros boudins jaunes, ce sont des réservoirs d’eau.
Une femme se tait, les yeux dans le vague. Elle est assise sur une natte. Elle n’a pour toit qu’une de ces fameuses bâches, tendues entre quatre morceaux de bois. Elle porte dans ses bras un tout petit enfant, qui paraît bien faible. Le traducteur me murmure à l’oreille qu’il est "référencé", c’est-à-dire qu’il vient d’être reconnu comme souffrant de malnutrition grave et que, dans la journée, on va le prendre en charge. Deux enfants se disputent avec une chèvre qui veut leur arracher une bouteille vide.
Soudain la femme se met à raconter. Elle est partie seule avec ses enfants. Elle est partie parce qu’elle avait trop peur pour eux. Ils ont marché quinze jours dans le sable. Des villageois les ont nourris. Et puis, à la frontière, un camion les a transportés. La femme se tait. Le traducteur dit qu’elle doit penser à son mari. Il a choisi de rester là-bas pour tenter de sauver un peu de son bétail. Les rebelles volent tout.
Sous la bâche voisine, un homme raconte qu’il a préféré tout abandonner plutôt que laisser sa femme et ses deux enfants. Ils n’ont emporté qu’une valise de fer. Qu’est ce qu’il attend ? La paix ! Vous croyez qu’elle reviendra vite ? Plus loin, une femme semble d’humeur joyeuse. On m’explique qu’elle vient d’apprendre qu’on a vu son frère vivant. Elle le croyait mort. Il arrivera d’ici deux, trois jours pour lui apporter de l’aide.
Mon traducteur s’impatiente. Vous allez écouter tous les réfugiés ? Ils ont tous la même histoire ! Allons plutôt visiter le club. Quel club ? Celui que l’Unicef a ouvert pour distraire les enfants. "Autrement, ils ont des idées trop tristes". Je pénètre dans une grande tente, façon mariage. Les enfants doivent être une bonne centaine. Tout joyeux, ils apprennent des chansons. Plus tard, ils joueront. Au foot pour les garçons, au volley pour les filles.
Le camp de Mangaize abrite pour l’instant près de 3 000 personnes, dont beaucoup, beaucoup d’enfants mal nourris (les diagnostics exacts sont en cours). Et le flux de réfugiés continue. En revenant du camp, je pensais au Niger, à ce vaillant et pauvre pays parmi les pauvres : accablé déjà par tous les maux possibles, il n’avait pas besoin d’une guerre à ses frontières. Tout le monde sait que l’effondrement de Kadhafi a dispersé des armes dans tout le Sahara. Mais il a aussi asséché les flux de revenus qu’envoyaient au pays les 250 ou 300 000 Nigériens qui travaillaient en Libye. Et à l’autre bout du pays, une autre rébellion s’agite autour du lac Tchad et au Nigeria. Elle a pour seule ambition d’installer la charia et s’est choisi un nom qui dit tout : Boko Haram, qui pourrait se traduire par "l’éducation moderne est un péché" - en d’autres termes, celle qui est ouverte aux filles... Oui, pauvre Niger, au cœur du désert en même temps que dans l’œil du cyclone.
Niamey. Dans le nouveau quartier qui a surgi tout autour de l’aéroport, un centre de santé, soutenu par l’UNICEF. Et je me retrouve au cœur d’une foule bigarrée, rien que des femmes et de tout jeunes marmots, les uns dans les bras de leurs mères, les autres suspendus dans leurs dos. Ce petit peuple va et vient entre une demi douzaine de bâtiments de plain pied. On dirait un village, un peu particulier. Je m’y repère assez vite. Dans la maison de droite, ce doit être l’accueil : on y suspend les gamins à une balance, puis on mesure leur taille et la circonférence de leurs tout petits bras. En face, on poursuit les examens et commence à soigner. Un peu plus loin, on distribue des petits sachets brillants qui, selon toute probabilité, ne peuvent être que des aliments thérapeutiques. Les enfants ont l’air d’aimer, ils tètent une pâte qui m’a l’air de ressembler à notre cher Nutella, en plus clair... De l’autre côté de la cour, de très jeunes filles écoutent religieusement une femme qui commente des dessins : à n’en pas douter un enseignement prénatal. Plus loin, un bureau d’état civil.
On me cherchait partout, on doit me présenter le chef de ce village. Une haute blouse blanche s’avance. Tout le monde l’appelle Major. C’est une infirmière : Madame Sabo Salamate. Merci à cette grande dame ! Entre les incessantes demandes de ses collaboratrices, les consultations de dossiers, les colères au téléphone pour exiger une ambulance, les réconforts aux mères et les caresses aux bambins plus ou moins décharnés, elle a bien voulu me parler.
- " En zone rurale, des agents de santé établissent un premier diagnostic. En zone urbaine, les centres tels que le nôtre sont en première ligne. Comme vous avez vu, ils accueillent toutes les femmes qui se présentent et ils évaluent la gravité des cas. Il faut savoir que dans notre pays, au delà des cas de malnutrition aigüe qui engagent le pronostic vital, un enfant de moins de 5 ans sur deux ne reçoit pas la nourriture qui lui serait nécessaire pour une croissance normale. L’existence d’un enfant sur deux est ainsi rabotée par des séquelles définitives, aussi bien physiques que cognitives. Autant de désastres personnels ! Et quel gâchis pour un pays qui aurait tant besoin de toutes ses forces vives pour se développer. Vous connaissez le Niger ?"
Peu convaincue par ma réponse, elle préfère enfoncer le clou :
- " Nous avons deux tiers de désert ! Et, pour le reste, des terres livrées pour produire au bon plaisir des pluies. Ah ces pluies ! Si je les tenais ! Elles ont beau avoir leur "saison", elles tombent à leur guise et de plus en plus rarement. Allez voir les Anciens. Ils vous raconteront un temps où les famines ne revenaient qu’après de longues périodes d’abondance. Tout va plus vite aujourd’hui, y compris les désastres : 1973, 2005, 2010. Maintenant, c’est chaque année qu’il manque de quoi manger. " Nous tombons vite d’accord. Un accord que semble désormais partager l’ensemble des ONG rencontrées plus tard : lorsque l’urgence ainsi se répète, c’est que l’état du monde a changé. Bien sûr, comme avant, on courra au plus pressé. Et qui osera contester l’action de celles et ceux qui sauvent des vies d’enfant ? Mais cette récurrence des crises commande de s’attaquer aux structures, aux raisons mêmes de cette endémie de la faim.
Un moment de répit dans la consultation permet à la Major de poursuivre. Elle insiste sur la complexité de la malnutrition, le grand nombre de ses causes.
"Tout vient de la pauvreté, bien sûr. Quand on n’a rien ou si peu, comment nourrir ses enfants ? Chez nous, les deux tiers de la population vivent avec moins d’un dollar par jour. Mais même avec un peu plus d’argent, il faudrait apprendre à bien s’alimenter. La plupart des femmes ne savent pas encore que durant les six premiers mois, le seul régime sûr, c’est l’allaitement exclusif ; et qu’après, il faut équilibrer, et pour cela oublier des tabous imbéciles. Par exemple celui des œufs. Beaucoup pensent encore qu’en donnant des œufs à ses enfants, on en fera des voleurs !"
Madame Salamate m’explique l’enchainement malnutrition-faiblesse-maladies. Elle résume, elle simplifie, elle s’en excuse : tant de tâches l’attendent ! Elle me dit sa confiance : si nous réussissons à multiplier les centres comme celui-ci, nous ferons beaucoup reculer les décès. Elle me dit son angoisse : "Le gouvernement a proclamé la gratuité des soins ; je paie, il rembourse ; mais il n’a plus assez d’argent : il me doit vingt-sept mois d’arriérés ! Comment je fais, moi, pour acheter les médicaments ? Je sais bien qu’il ne sert à rien de donner aux femmes des ordonnances : beaucoup n’ont pas de quoi régler la pharmacie."
Alors j’ose la question qui me brûle depuis mon arrivée :
- "Pourquoi, mais pourquoi tellement d’enfants ?" J’ai regardé les chiffres en venant : sept enfants par femme au Niger en moyenne ! Record du monde.
Madame Salamate continue de me sourire. Et sans rien dire, elle m’entraîne vers la maternité et me montre un bureau minuscule. Contre sa porte une pancarte indique "Pour faciliter la vie et améliorer la santé, espacez les naissances".
Et elle me quitte. Tout le monde la réclamait. Je frappe. Une sage femme, plutôt désœuvrée, va m’exposer la difficulté de sa bataille : " "Contrôler" les naissances, personne ne l’accepterait. Les religions détestent la contraception. Les hommes, c’est presque pire : quand ils n’engendrent plus, ils se croient impuissants. C’est pourquoi nous défendons " l’espacement". Elle m’ouvre une sacoche qui contient tout le "kit" : plaquettes de pilules, stérilets avec schémas explicatifs, préservatifs, sexe masculin en bois..." Je me permets de lui faire remarquer qu’on n’a pas trop l’air de se bousculer pour recevoir ses conseils. "Il faut les comprendre. Tellement d’enfants meurent ! Quand on les soignera mieux, les familles auront moins besoin de multiplier les naissances. Tout commence par les femmes, leur éducation bien sûr et aussi, et d’abord qu’on les respecte mieux !"
J’aurais volontiers assisté au cours de cuisine, à l’usage des jeunes mères. Mais l’Université m’attendait, avec des agronomes, des sociologues et des géographes. Leurs recherches s’intéressent à la capacité productive du pays. En mobilisant mieux les ressources, il devrait pouvoir répondre aux besoins de la population. Après tout, dans les régions du sud, il y a des bonnes terres, du soleil bien sûr, et de l’eau en abondance, grâce au fleuve Niger. Il suffit de donner la priorité à l’irrigation. Les autres conditions de l’autonomie alimentaire sont connues : amélioration des infrastructures, notamment les transports (comme partout en Afrique, près du tiers des récoltes pourrissent aux bords des champs, faute d’être enlevées à temps). Clarification du foncier. Lutte contre la spéculation, qui permet à de grands marchands d’affamer en stockant le grain pour atteindre les meilleurs cours. Construction de filières : pourquoi les immenses troupeaux nigériens sont-ils si souvent vendus sur pieds au riche voisin Nigérian, qui empoche toute la valeur ajoutée ?
Et ces savants de s’emporter : pourquoi ne recevons-nous d’aide qu’en cas de famine, à la vue d’enfants mourants ? Pourquoi seule cette émotion, un peu malsaine et voyeuse, entraine-t-elle la générosité ? Pourquoi préfère-t-on toujours guérir que prévenir ? Le lendemain, le Haut Commissaire à l’Initiative 3N me tiendra le même langage. Son ambition tient dans son titre : "Les Nigériens Nourrissent les Nigériens". Et il est rattaché directement au président Issoufou. Lui aussi m’alertera sur l’urgence, toutes ces vies en danger dans les semaines qui viennent. Mais lui aussi m’implorera de plaider en Europe pour cette cause hélas bien démodée, oubliée de nos jours : l’aide publique au développement.
Une dernière rencontre confirmera ma conviction : le Niger tout entier se mobilise et il a besoin d’appui. Elle s’appelle Fatchima Cissé et dirige la Société de Transformation Alimentaire (STA). Sur un brevet de l’entreprise française Nutriset et de l’Institut de Recherche pour le Développement, elle fabrique les aliments thérapeutiques qui, en quelques semaines, permettent de sauver les enfants mal nourris. Pour ce faire, elle importe du sucre brésilien, du lait français, des vitamines et autres sels minéraux d’un peu partout. Mais c’est du Niger que vient, non sans mal, son arachide. Elle lutte pour forcer les producteurs à respecter leurs engagements, de prix et de qualité. Oh la vaillante personne ! Qui dirait que derrière son apparente indolence le long de son fleuve, sous cette chaleur accablante malgré l’ombre des acacias, Niamey la belle est riche de tant d’énergies ?
Avant que la nuit tombe, j’aurai juste le temps de saluer la modernité nouvelle de certains camélidés. Leurs confrères dromadaires continuent de porter du fourrage ou de tirer des charrettes pleines de petits bois. Eux jouent les animaux sandwiches : aux feux rouges, ils arborent fièrement de longues tuniques où l’on chante les louanges de la téléphonie mobile Orange.
Alerte, alerte dans tout le Sahel ! La menace n’est pas seulement militaire, islamiste et terroriste. Dans le seul Niger, quatre cent mille enfants risquent de mourir de malnutrition. Bientôt. Faute de prise en charge rapide. Les traitements existent ; les équipes, compétentes, sont là, sur le terrain, pour les appliquer. A nous de jouer. Et de continuer notre appui, pour que chaque année ne revienne pas l’urgence.
Erik Orsenna

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