lundi 25 février 2013

JournalDuMali.com: "Et si l'intervention au Mali ouvrait la porte des réformateurs en islam"

JournalDuMali.com: "Et si l'intervention au Mali ouvrait la porte des réformateurs en islam"
Par Michel Rocard - 05/02/2013

Michel Rocard, ancien Premier ministre français, livre sa vision de la crise malienne sous le prisme du risque islamiste.

Malgré la prise importante et spectaculaire de Tombouctou, l'événement essentiel de ces derniers jours au Mali n'est pas de nature militaire. Il est fait de deux déclarations. L'une est de Chérif Ousmane Haïdara, prédicateur célèbre et chef
charismatique des "Partisans de la Religion" alias Ansar Eddine, légalisée en 1992, forte de près d'un million de membres au Sahel, dont la plupart au Mali, et totalement étrangère à son homonyme du même nom qui, liée à Al-Qaida au maghreb islamique (AQMI), occupe le nord du Mali.

Dans cette déclaration on peut lire "AQMI, Ansar Eddine, Mujao : c'est pareil. Ce sont des bandits et des trafiquants de drogue qui utilisent la religion comme couverture "... et un peu plus loin : " Il va falloir mener une guerre idéologique et dénoncer ceux qui se disent musulmans et qui sèment la mort".

DÉNONCENT L'INTERVENTION FRANÇAISE

L'autre, encore plus explicite, est de l'imam Mahmoud Dicko, Président du Haut Conseil Islamique du Mali. Il s'en prend à quelques autorités musulmanes, dont une du Qatar,qui dénoncent l'intervention française, et déclare tout bonnement :

"Nous ne sommes pas d'accord avec cette interprétation, nous pensons que c'est le contraire. C'est la France qui a volé au secours d'un peuple en détresse, qui avait été abandonné pour tous ces pays musulmans à son propre sort. Nous parler de croisade anti islam, c'est quelque chose que nous ne pouvons pas accepter en tant que responsables musulmans du Mali".

A ma connaissance ce sont les toutes premières déclarations d'autorités religieuses musulmanes sur ce sujet. C'est en quoi elles sont essentielles.

Et comme elles viennent du Mali, il est fort probable qu'elles inspireront les autorités religieuses des pays – Niger, Nigeria, Sénégal, tous musulmans à plus de 90% - voisins qui ont décidé de soutenir l'intervention française, lorsque celles-ci finiront par être conduites à commenter les décisions de leurs autorités politiques.

Il est décisif en effet, pour que l'intervention française au Mali soit efficace qu'elle reste bien accueillie dans le monde et sur place, et qu'elle reste quasi unanimement soutenue en France. Cela n'est souhaitable et possible que si d'abord elle est bien comprise et bien située parmi les enjeux multiples, complexes et imbriqués qui interfèrent en Afrique. Que s'est-il donc passé ?

RETOUR SUR L'HISTOIRE D'UNE CRISE

En janvier 2013, du fond de son pays en pleine désagrégation, le président par intérim, musulman, d'une population musulmane à 90% appelle la France à l'aide. De quoi s'agit-il ? Depuis bien des mois des activistes appartenant à des populations extérieures, Libye, Tchad, Algérie, Mauritanie peut-être, nomades, touaregs du désert, à l'enracinement national inconnu sans doute aussi, sont arrivés à se grouper, à s'approprier ensemble une part significative des puissants moyens militaires hérités de Khadafi, véhicules et armes, à proclamer ensemble que quiconque n'est pas disciple du prophète doit être abattu et que pour ce faire la conquête d'un État pour en faire une base territoriale d'assaut contre les non-croyants est la première priorité.

Ainsi s'explique et commence la conquête par ces meurtriers de la moitié nord du Mali. Ainsi se découvre aussi la visibilité d'une offensive préparée contre la capitale Bamako, de ce grand pays à la faible population. De là vient l'appel.

Très vite, du Niger voisin, du Sénégal à peine plus éloigné et presque aussi vite de l'immense Nigéria, cent millions d'habitants, à peine plus lointain - tous majoritairement musulmans - vient le soutien à l'appel à l'aide.

L'armée du Mali en décomposition comme le pays lui-même ne saurait résister à l'assaut d'un demi millier de guerriers montés sur une centaine de véhicules et puissamment équipés, notamment d'armes lourdes. Il y faut une vraie armée.

LE COLONISATEUR RESPECTAIT LA RELIGION, ET QUE LA FRANCE A UNE ARMÉE

On se souvient de la France. Naturellement ce dont on se souvient là n'est pas l'ensemble des outrages de l'autorité coloniale aux pouvoirs et aux intérêts économiques locaux... Ce dont on se souvient, c'est que le colonisateur respectait la religion, et que la France a une armée.

La France à ce moment est gouvernée par un nouveau président, que de mémoire historique personne n'a jamais vu aux prises avec des problèmes de cette nature. La France est seule appelée. François Hollande décide seul.

L'approbation internationale est immédiate, générale, et vient notamment de beaucoup de pays d'islam. Même notre opposition, surprise peut-être mais convaincue, approuve. Il faut féliciter ici vigoureusement, notre président et aussi nos forces armées, dont les hommes et les chefs furent capables d'un déploiement incroyablement rapide.

Car le premier succès est là. Bamako est sauf, les colonnes motorisées rebelles ne sont pas passées et ne passeront pas. Gao et Tombouctou sont reprises. L'affaire n'en est pas terminée pour autant.

S'ils ne peuvent probablement plus se motoriser puissamment par groupes nombreux ni déplacer massivement des armes lourdes, des centaines, peut être des milliers d'islamistes radicaux demeurent disséminés en Afrique avec l'intention et, même réduits, des moyens de tuer.

Il y faudra d'autres méthodes, d'autres moyens, d'autres hommes à la foi et à la langue différente, mais la seule chose certaine est qu'il y faudra bien des mois, sans doute des années.

Que défendons-nous dans cette histoire ? Assurément pas des États: celui du Mali a déjà disparu ; celui de la Côte d'Ivoire ne vaut guère mieux, les autres voisins sont embryonnaires... guère d'avantage des dirigeants en place, ceux du Mali ont déjà disparu, leurs remplaçants sont des intérimaires...

Nous défendons certes quelques centaines de nos concitoyens, et de maigres reliefs d'intérêts économiques qui furent autrefois coloniaux. Nous défendons surtout, des peuples désireux de vivre en paix et de vérifier que leur religion leur permet parfaitement de respecter et de cohabiter avec ceux qui ne prient pas comme eux.

RÉFORMER L'ISLAM

L'islam fut grand, créateur de culture, de science et de droit, rayonnant. Voilà cinq siècle qu'il ne l'est plus. Il fut aussi humilié par la colonisation que par l'absence d'usines. Or le développement économique c'est une révolution des comportements. Ce n'est jamais ni spontané ni facile. Au Japon l'ère Meiji fut "musclée".

En chrétienté il est visible qu'il a fallu les succès politiques et militaires de la réforme pour permettre le capitalisme et la démocratie. En islam les États ont à peu près toujours réussi à éliminer ou tuer leurs réformateurs. Il survit depuis dans la crispation et surtout la rigidité. Sur un milliard et demi de croyants quelques petits milliers de ses fils, contrairement à leur prophète qui ne prêche ni la guerre ni l'extermination des non croyants, en sont venus dans la colère au projet fou de détruire les infidèles.

Tous les alliés sont bons pour cela : certains de ces intégristes islamiques ont trouvé dans le désordre sahélien des touaregs indépendantistes et trafiquants, pas du tout arabes et assez peu musulmans.

Cela ne change guère le problème. Tant au Moyen-Orient qu'en Afrique, les peuples musulmans, leurs gouvernants et leurs dirigeants qui dans leur quasi totalité veulent vivre en paix, mais sont depuis longtemps perturbés par les ondes de choc de la guerre froide, du pétrole, de l'intégrisme et de quelques autres, sont impuissants à traiter le problème. Le silence assourdissant des autorités religieuses n'arrange rien.

LES TUEURS USURPANT FAUSSEMENT LE NOM DU PROPHÈTE

Il se comprend, devant la profondeur des crises de l'islam d'aujourd'hui, mais il est coupable. Finalement les polices et les armées musulmanes ne seront légitimes à traquer les tueurs usurpant faussement le nom du prophète que si cette fausseté est religieusement établie.

Le Prophète n'a jamais édicté l'ordre de tuer des non croyants, bien au contraire. En urgence et en anticipation de nécessaires décisions religieuses ce sont les pouvoirs civils qui sont en charge. Et faute de pouvoir faire autrement devant un problème devenu militaire ils demandent à la France son aide militaire pour une mission qui consiste, au Sahel d'abord à rendre de nouveau possible la cohabitation des chrétiens et des musulmans.

Bien au delà du Sahel, cela concerne toute l'Afrique et notre propre territoire. C'est un problème de civilisation.

Dans pareille affaire il n'y a de résultat positif possible que si pendant une longue continuité l'Islam pacifique confirme sa demande et en assume la justification religieuse, et si du côté français la compréhension de cette mission confirme la volonté de l'accomplir jusqu'au bout.

L'OPPOSITION N'EST PAS À LA HAUTEUR

L'opposition politique française avait commencé par approuver. C'était magnifique, c'était montrer qu'elle aussi a le sens de l'état, et qu'elle savait remplir là une des conditions du succès de la mission. Tout cela n'a pas encore duré huit jours, que déjà la mise en cause insidieuse apparaît. Une phrase indigne de Giscard d'Estaing, surprenante chez lui, nie l'évidence : "c'est une guerre post coloniale"... Un autre incrimine l'impréparation... Comme si l'attaque avait été prévisible.

Il faut saluer au contraire la rapidité de riposte dont furent capables les autorités politiques et nos forces armées. Un autre incrimine le coût.
Il est encore modeste, surtout comparé à l'enjeu de civilisation auquel il répond. Tout cela laisse deviner l'incapacité de certains membres de l'opposition à soutenir des actions qu'ils approuvent lorsqu'elle sont conduites par un gouvernement qu'ils n'approuvent pas. Le contraire s'appelle le sens de l'État.

C'est dommage, grave et dangereux. Dans peu de semaines, les opérations "lourdes" seront terminées et victorieuses. Mais il restera à reconstruire des États, à reformer des forces armées, à entraîner et appuyer des polices.

Il y faudra une autre forme de présence, moins coûteuse heureusement. Il y faudra surtout le maintien d'une vraie confiance mutuelle. C'est là que la cohésion de la très grande majorité des français est nécessaire. C'est là que l'islam pacifique doit entendre et confirmer l'appel qui lui vient du Mali. C'est à la France seule qu'il fut fait appel. C'est bien, pourtant, pour des raisons de civilisation, qu'en l'absence de toute défense européenne la Grande-Bretagne, sourcilleuse sur sa souveraineté et en train de quitter l'Europe, décida comme nation de soutenir la France.

Comment certains autres osent-ils faire grief à l'Allemagne de garder de son histoire récente une extrême réticence à procéder à des actions armées ?

Comment certains osent-ils faire grief à l'Europe de ne s'être pas mobilisée alors que personne n'a jamais voulu la saisir de compétences dans ce domaine ? La vérité est que le devoir de civilisation n'a pas encore sa place dans le droit international.

Mais il faudra bien la lui faire. Les pays d'islam ne sortiront de leur longue crispation qu'au prix de choix et de réformes douloureuses. Il leur y faut une aide extérieure. Pour la première fois certains la demandent.

L'action ne pourra être continue que s'ils confirment cette demande. L'enjeu est immense : oublier les croisades pour se battre ensemble pour les droits de l'homme.
Bien d'autres nations musulmanes et européennes devraient pouvoir s'y joindre.

Elles ne le feront que si elles en comprennent et assument le sens.

Michel Rocard , ancien premier ministre, président du conseil d'orientation scientifique de Terra Nova

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