Mali : le «jihad de la vache»
Au Sahel, le jihadisme est un produit des traumatismes qu’ont engendrés cinquante années d’accaparement foncier et de titrisation des terres.
Tribune. Combattre la menace jihadiste : tel est devenu le pilier de la politique étrangère de la France au Sahel. Le bilan en est désastreux. La lecture sécuro-théologique du jihadisme et la militarisation du conflit malien qui s’est ensuivi ont rendu endémique la violence et l’ont étendue au centre du pays, mais aussi au Niger, au Burkina Faso et au Bénin.
Or, plutôt que menace «criminelle» et «terroriste», le jihadisme est un produit des traumatismes sociopolitiques qu’ont engendrés cinquante années d’accaparement foncier et de titrisation des terres, au fil de la construction de l’Etat malien. Le processus d’«enclosure» (clôture) des terres «communes» ou «ouvertes» (dont la contribution à l’émergence de l’Etat moderne au Royaume-Uni, aux XVIIe et XVIIIe siècles a été mise en lumière par le grand historien Edward Thompson) est symptomatique du passage des institutions politiques d’«ancien régime» à des institutions stato-nationales qui sacralisent le droit de propriété exclusive de la terre, selon une logique capitaliste d’exploitation des ressources agricoles.
Avec l’indépendance du Mali, en 1960, l’émergence d’une classe nationale de fonctionnaires, de commerçants et d’hommes politiques, a reposé sur la captation des rentes aussi bien publiques que foncières. La titrisation de la terre, la privatisation des ressources agricoles au détriment des modes d’exploitation historiques (qui privilégiaient les droits d’usage sur le droit de propriété) ont entraîné la marginalisation des acteurs – aristocrates nomades, chefs coutumiers, paysans, bergers transhumants, pêcheurs – qui vivaient de ceux-ci et n’ont pu adhérer à la nouvelle Weltanschauung stato-nationale. Elles ont bénéficié aux élites urbaines pour qui l’indépendance et l’Etat dont elles devenaient les légataires représentaient une opportunité sans égale, et qui se sont taillé un habit républicain sur mesure.
L’accaparement foncier s’est imbriqué à l’essor des trafics illicites et les prises d’otages, hautement lucratifs, par les groupes armés du nord dans les années 2000 : les troupeaux ont alors fait l’objet d’investissements massifs de la part de ces notables, ce qui a aggravé les situations multiples de tension autour des pâturages. Si la rébellion touarègue de 1990 a marqué une mise en armes progressive de ces conflits, la crise politique de 2012 est un rebondissement de ce processus.
Dans le même temps, les groupes jihadistes – dont la genèse locale remonte à la fois à la pénétration au Mali des combattants jihadistes du GSPC algérien et à la diffusion d’un islam rigoriste inspiré du wahhabisme, du «salafisme» ou du tabligh pakistanais – reproduisent par d’autres moyens l’accaparement agraire. En niant la validité des titres fonciers sous le prétexte que «la terre et les pluies n’appartiennent qu’à Dieu», ils permettent à leurs affidés, dans le cadre du «confiage» des bêtes, d’occuper des pâturages «ré-ouverts» par les armes, en arguant de droits coutumiers «d’antan». Ainsi, dans le delta du Niger, le jihadiste Amadou Koufa garantit l’accès aux pâturages de nombreux troupeaux conduits selon des liens de «confiage», qui ont été mis en place entre toute une série d’acteurs : fonctionnaires, commerçants, notables plus ou moins liés aux groupes armés, combattants jihadistes qui gèrent l’accès aux ressources, et bergers de la transhumance. La réouverture des terres n’est donc pas forcément synonyme de redistribution.
En outre, l’excommunication quasi ontologique, et en tout cas bien «radicale», des groupes jihadistes entraîne des contraintes rédhibitoires en termes d’action politique. Le soutien apporté au président Keita et à une élite nationale incapables de renouveler le jeu politique ou de se renouveler eux-mêmes, le choix d’épauler certains groupes armés contre d’autres, la «milicianisation» et la militarisation de la bande sahélienne au nom de la «lutte contre le terrorisme» non seulement soufflent sur les braises de l’imbroglio malien et légitiment les entrepreneurs locaux de la violence, mais encore excluent d’autres types d’interventions, notamment dans les domaines du développement du secteur primaire et dans l’industrialisation de la filière bétail, qui pourraient se focaliser sur les conséquences politiques de l’enclosure.
Or, plutôt que menace «criminelle» et «terroriste», le jihadisme est un produit des traumatismes sociopolitiques qu’ont engendrés cinquante années d’accaparement foncier et de titrisation des terres, au fil de la construction de l’Etat malien. Le processus d’«enclosure» (clôture) des terres «communes» ou «ouvertes» (dont la contribution à l’émergence de l’Etat moderne au Royaume-Uni, aux XVIIe et XVIIIe siècles a été mise en lumière par le grand historien Edward Thompson) est symptomatique du passage des institutions politiques d’«ancien régime» à des institutions stato-nationales qui sacralisent le droit de propriété exclusive de la terre, selon une logique capitaliste d’exploitation des ressources agricoles.
Avec l’indépendance du Mali, en 1960, l’émergence d’une classe nationale de fonctionnaires, de commerçants et d’hommes politiques, a reposé sur la captation des rentes aussi bien publiques que foncières. La titrisation de la terre, la privatisation des ressources agricoles au détriment des modes d’exploitation historiques (qui privilégiaient les droits d’usage sur le droit de propriété) ont entraîné la marginalisation des acteurs – aristocrates nomades, chefs coutumiers, paysans, bergers transhumants, pêcheurs – qui vivaient de ceux-ci et n’ont pu adhérer à la nouvelle Weltanschauung stato-nationale. Elles ont bénéficié aux élites urbaines pour qui l’indépendance et l’Etat dont elles devenaient les légataires représentaient une opportunité sans égale, et qui se sont taillé un habit républicain sur mesure.
Pâturages «ouverts» et «clôturés»
L’insertion des zones pastorales du centre et du nord dans l’espace stato-national s’est faite par la «bambarisation» forcée des modes de vie des populations touarègues, peuls et arabes, et par le renversement des relations historiques de dépendance entre aristocrates nomades et cultivateurs sédentaires, pour une part élevés au statut urbain et avantagés par leur proximité avec l’Etat. Dans un double contexte de réduction des pâturages «ouverts» par rapport aux parcelles «clôturées» et de déplacement vers le sud des parcours de transhumance, à la suite des sècheresses des années 1970-1980, les classes urbaines ont profité des difficultés des éleveurs nomades pour acheter leurs troupeaux. Cependant, ces troupeaux n’ont pas été distribués que dans les parcelles «clôturées» par les classes urbaines : celles-ci ont pu occuper aussi certains pâturages «ouverts» grâce au «confiage» de ce cheptel à ces mêmes bergers qui en étaient les propriétaires, et qui pouvaient faire valoir les droits coutumiers d’exploitation de ces pâturages «ouverts».L’accaparement foncier s’est imbriqué à l’essor des trafics illicites et les prises d’otages, hautement lucratifs, par les groupes armés du nord dans les années 2000 : les troupeaux ont alors fait l’objet d’investissements massifs de la part de ces notables, ce qui a aggravé les situations multiples de tension autour des pâturages. Si la rébellion touarègue de 1990 a marqué une mise en armes progressive de ces conflits, la crise politique de 2012 est un rebondissement de ce processus.
Dans le même temps, les groupes jihadistes – dont la genèse locale remonte à la fois à la pénétration au Mali des combattants jihadistes du GSPC algérien et à la diffusion d’un islam rigoriste inspiré du wahhabisme, du «salafisme» ou du tabligh pakistanais – reproduisent par d’autres moyens l’accaparement agraire. En niant la validité des titres fonciers sous le prétexte que «la terre et les pluies n’appartiennent qu’à Dieu», ils permettent à leurs affidés, dans le cadre du «confiage» des bêtes, d’occuper des pâturages «ré-ouverts» par les armes, en arguant de droits coutumiers «d’antan». Ainsi, dans le delta du Niger, le jihadiste Amadou Koufa garantit l’accès aux pâturages de nombreux troupeaux conduits selon des liens de «confiage», qui ont été mis en place entre toute une série d’acteurs : fonctionnaires, commerçants, notables plus ou moins liés aux groupes armés, combattants jihadistes qui gèrent l’accès aux ressources, et bergers de la transhumance. La réouverture des terres n’est donc pas forcément synonyme de redistribution.
De l’impératif sécuritaire
Le «jihad de la vache» est un phénomène politique à part entière, une manifestation de la distorsion de l’Etat au Sahel. Les acteurs locaux se sont approprié les institutions et la logique capitaliste implantées en Afrique lors de la colonisation. Ces dernières coexistent avec des institutions historiques, des relations économiques, des symboles statutaires hérités du passé. Cette complexité de l’enjeu jihadiste met en lumière les contradictions d’une politique étrangère française prisonnière d’une «sur-interprétation» religieuse systématique. L’impératif sécuritaire l’emporte sur la prise en considération de facteurs socio-économiques, tels que l’enclosure, qui n’ont pas en soi grand-chose de «radical».En outre, l’excommunication quasi ontologique, et en tout cas bien «radicale», des groupes jihadistes entraîne des contraintes rédhibitoires en termes d’action politique. Le soutien apporté au président Keita et à une élite nationale incapables de renouveler le jeu politique ou de se renouveler eux-mêmes, le choix d’épauler certains groupes armés contre d’autres, la «milicianisation» et la militarisation de la bande sahélienne au nom de la «lutte contre le terrorisme» non seulement soufflent sur les braises de l’imbroglio malien et légitiment les entrepreneurs locaux de la violence, mais encore excluent d’autres types d’interventions, notamment dans les domaines du développement du secteur primaire et dans l’industrialisation de la filière bétail, qui pourraient se focaliser sur les conséquences politiques de l’enclosure.
Giovanni Zanoletti, Jean-François Bayart et Ibrahima Poudiougou sont les auteurs de l’Etat de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation (Karthala, 2019).
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