vendredi 13 juillet 2012

Il y a encore des préalables à lever avant d'envisager une intervention au Mali

Il y a encore des préalables à lever avant d'envisager une intervention au Mali
Le Monde.fr | • Mis à jour le
 
André : D'après les dernières informations, le nord du Mali est totalement aux mains des islamistes radicaux. Un nouvel Afghanistan aux coeur de l'Afrique et aux portes de l'Europe ? Y'aura-t-il une intervention, au moins de l'Union Africaine, pour éviter la contagion ?

Alain Frachon : J'aurais tendance à me méfier des comparaisons historiques ou géographiques.
J'aurais également tendance à croire, quitte à me tromper, que l'ensemble de la région sahélienne est assez éloigné de l'Europe et, par sa population et sa localisation, peut- être moins stratégique que l'Afghanistan.
Si une comparaison devait être formulée, je penserais plutôt à une situation à la somalienne.
Pour autant, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas prendre très au sérieux la victoire militaire de différents groupes islamistes au Nord-Mali, et leur mainmise sur cette région, sur ces villes, de même que le contrôle qu'ils peuvent exercer à la frontière des trois ou quatre pays voisins.
On peut même dire que le terrain, en l'espèce, l'éloignement, est un
 facteur d'aggravation de la situation dans la mesure où il rend très difficile pour les armées des Etats de la région - qui sont en général de toutes petites forces militaires - d'envisager une intervention.
C'est pourtant sans doute vers ce dernier scénario que l'on s'oriente. Mais il y a des préalables. J'en vois un, très politique, qui concerne la situation à Bamako. Il est difficile d'envisager une intervention de l'Etat central malien, ou sa participation, à une opération multilatérale africaine tant que la situation politique malienne à Bamako n'est pas assainie.
C'est aux Maliens d'en décider. Ce que l'on peut dire pour l'heure, c'est qu'un putsch militaire décidé précisément au nom de la non-intervention du pouvoir central dans le nord du pays a vraisemblablement plus paralysé l'Etat malien qu'autre chose. En ce sens, les putschistes portent une responsabilité dans le statu quo, qui n'en est pas un d'ailleurs, puisque depuis leur prise du pouvoir, les groupes islamistes du nord sont allés de victoire en victoire.
Eveno : Comment expliquez-vous l'effondrement soudain de l'Etat malien ? ATT, l ancien président, un militaire qui avait remis le pouvoir aux civils, était semble-t-il respecté ? Et aujourd'hui tout cela s'effondre...

Alain Frachon : Avant de formuler une explication, je dirais que c'est très triste. J'ai eu l'occasion de m'entretenir avec un président malien au milieu des années 1990, après la restauration de la démocratie, et je suis revenu de Bamako admiratif et plutôt optimiste.
Il faut voir que ces Etats de la région du Sahel sont pauvres, faibles et, c'est tout à leur honneur, n'ont jamais massivement investi dans leur appareil militaire. Quand la démocratie s'installe au Mali, aucun gouvernement central du pays ne peut alors imaginer que les difficultés rencontrées dans le nord - et il y en avait eu avec les révoltes des Touareg - pourraient aboutir un jour à une partition du pays.
Aurions-nous dû être plus présents, nous, les Européens ? Sans doute. Mais j'ajouterai qu'un des facteurs de l'effondrement du pouvoir malien est à chercher à l'extérieur, à ses frontières. Il est lié à l'incapacité des Etats voisins à s'organiser, à s'entendre, à coopérer pour lutter depuis cinq à dix ans contre les éléments islamistes.
C'est souvent affaire, de la part de certains d'entre eux, d'orgueil national mal placé ou de volonté de domination régionale inopérante. C'est cela aussi que paient aujourd'hui les Maliens.
Alberto Moro: Soudan, Mali, de grands Etats africains s'effondrent en raison aussi de la faiblesse des institutions centrales. A votre avis, la mondialisation est-elle un facteur d'accélération de la disparition des "Etats-nations" africains ? Et ce n'est qu'un début du processus (Libye, RDC, Somalie)...

Alain Frachon : Non, je ne crois pas. On pourrait d'ailleurs dresser un tableau plus optimiste du continent africain. Je ne suis pas spécialiste, mais ce à quoi on assiste, c'est plutôt, me semble-t-il, un ajustement des équilibres nationaux en fonction de la poussée de telle ou telle région jusqu'alors en guerre avec les pouvoirs centraux.
Le Soudan est un cas particulièrement désespérant, je le concède volontiers. Ailleurs, il faudrait distinguer pays par pays avant de pointer le doigt sur une cause extérieure aussi complexe que l'impact de la globalisation économique et financière sur les Etats africains. Après tout, une des pires guerres qu'ait connues l'Afrique, celle du Biafra à la fin des années 1960, n'avait rien à voir avec la mondialisation des échanges.
Dans le cas de l'Afrique des grands lacs, on imputerait plutôt l'état de guerre permanent non pas à la faiblesse des Etats de la région, même si dans le cas de la République démocratique du Congo c'est évident, mais à des problèmes liés à la présence d'ethnies communes sur des Etats différents, à des problèmes liés à la rareté des terres ou encore au trafic de diamants.
AGBO Darius : Pourquoi y-a-t-il eu déjà plusieurs réunions des amis de la Syrie, mais à ce que je sache aucune réunion des amis du Mali ?

Alain Frachon : Il y a eu plusieurs réunions des Etats d'Afrique de l'Ouest concernant le Mali, et plusieurs réunions aussi de l'Union africaine.
Mais peut-être avez-vous raison, il n'y a sans doute pas eu la constitution d'un groupe Europe-Afrique, par exemple, se consacrant à la recherche d'une solution au Mali. Pourquoi ? Un peu pour les raisons que nous évoquions plus haut et qui tiennent à la perception d'un problème à l'impact stratégique moins immédiat et moins urgent que l'effondrement d'un des pays les plus importants du Proche-Orient.
Laurent : Si l'Afrique apparaît aujourd'hui comme une véritable opportunité économique pour de nombreux pays (la Chine notamment), n'est-elle pas soumise à une obligation de stabilité politique afin de transformer ce potentiel ?

Alain Frachon : Le décollage de l'Asie à la fin des années 1960 se passe à un moment de troubles politiques, parfois très graves même. Ce décollage ne fait guère la "une" de la presse européenne ou américaine de l'époque. A vrai dire, nous autres, journalistes en tout cas, ne l'avons pas vu venir. Ou alors pas raconté, ce qui revient au même. Je ne suis pas sûr que la stabilité politique au sens où on l'entend dans un pays européen, ancré dans la démocratie depuis deux siècles, soit forcément un préalable au décollage économique.
Tout ça pour vous dire que je me demande souvent si nous ne ratons pas une formidable histoire qui serait le décollage économique de l'Afrique, tout concentrés que nous sommes à couvrir les troubles politiques et sociaux dont elle est aussi le théâtre.
Bernard: Faut-il désespérer de la situation en Syrie ? La real politik est-elle la responsable de la tragédie syrienne ?

Alain Frachon : Oui, il faut désespérer de la situation en Syrie. Je reprendrai volontiers votre expression, la guerre civile s'y est installée, ce n'était pas inévitable. Il y a beaucoup de morts tous les jours, pour l'essentiel des civils, tués dans des bombardements sur les villes. Il y a des dizaines de milliers de réfugiés intérieurs. Il y a près de 200 000 réfugiés au-delà des frontières du pays.
L'impuissance de la Ligue arabe, l'organisation régionale en principe compétente, est patente. L'ONU est elle bloquée par des désaccords entre, d'un côté, les Russes et les Chinois, de l'autre, les Occidentaux.
Je pense qu'il n'y avait pas, bien sûr, de solution miracle, mais les Syriens paient sans doute le prix de l'incapacité des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU à trouver un terrain d'entente. Je ne dis pas qu'ils auraient résolu la tragédie syrienne, mais peut-être auraient-ils pu être des acteurs influents pour favoriser une solution politique avant que le pays ne soit aujourd'hui plongé dans la guerre civile. La Syrie, c'est l'exemple même de la situation où il faut se méfier des formules à la "il n'y a qu'à", où il faut se méfier des raisonnements par analogie.
Mais une fois encore, je crois que c'est une situation qui relève d'une entente entre Moscou et Washington, entente qui n'a pas eu lieu, et de cet échec, je dirais que la responsabilité est partagée.
Levant: Comment expliquez-vous la pondération du Hezbollah face à la situation en Syrie ? Bachar n'aurait-il pas intérêt à exporter le conflit syrien au Liban, rien que pour embêter l'Occident et les Sunnites ? Le Hezbollah est-il si affilié qu'on le dit à Damas ?

Alain Frachon : Le Hezbollah, formation chiite extrémiste libanaise, qui dispose de la plus puissante milice armée dans le pays, est d'abord affilié à l'Iran. Il dépend de la Syrie essentiellement pour des raisons logistiques, alors que sa relation à Téhéran est idéologique, militaire et financière.
Si le Hezbollah, comme vous dites, observe une certaine modération, on peut y voir la volonté de ce parti de s'éloigner d'un pouvoir syrien de plus en plus ébranlé et de se replier sur sa réalité et son identité libanaises, afin de préserver l'avenir avec un Etat syrien qui ne serait plus aux mains des alaouites. Bien sûr, on peut imaginer que le clan Al-Assad à Damas pourrait se lancer dans une fuite en avant et décider, avant sa défaite, de provoquer le maximum de nuisances dans la région, à commencer par le Liban.
Il y a déjà eu des troubles au Liban, directement importés de la situation syrienne, mais vous avez raison, ils sont restés limités et, qui sait si après tellement d'années de guerre civile libano-libanaise, les habitants du Liban n'ont pas acquis la volonté farouche de ne plus être le réceptacle des conflits des autres.
Robinson : Ne pensez-vous pas que pour le processus de paix au Moyen-Orient, nous aurions tout intérêt à ce que Bachar Al-Assad reste au pouvoir ? Il est le seul de plus à faire le lien entre l'Occident et l'Iran...

Alain Frachon : Au début du conflit syrien, les Israéliens sont restés extrêmement réservés. Après tout, ils voyaient dans le pouvoir du clan Al-Assad un régime solide, avec lequel Israël était dans une relation de "paix froide". Ils pouvaient aussi y voir le dernier des régimes laïques à l'heure où le "printemps arabe" favorisait la venue au pouvoir, au Caire et ailleurs, des partis islamistes. Et puis, il y a quelques mois, le ministre israélien de la défense, Ehoud Barak, a annoncé un revirement. Il a dit qu'il souhaitait la défaite du régime de Damas, qu'il y voyait un coup porté aux velléités de prépondérance régionale de l'Iran qui, après tout, disait M. Barak, reste pour Israël la principale menace militaire.
A ma connaissance, le régime syrien n'a jamais facilité le dialogue israélo-palestinien, qu'il s'agisse du processus de Madrid au début des années 1990 ou des diverses autres tentatives qui ont été menées depuis. Il a longtemps hébergé la branche militaire du parti palestinien Hamas, qui était, elle, opposée à ce dialogue et a même tout fait pour torpiller le processus amorcé au début des années 1990.
Tout ça ne veut pas dire qu'un autre régime - où les islamistes seraient influents - serait d'un comportement plus ouvert à l'adresse d'une négociation israélo-palestinienne.
Jean-Marc T: Et la question kurde dans tout ça ? Autonomes quasi indépendants en Irak, en insurrection en Turquie, mêlés à une guerre civile en Syrie et à l'affût de la moindre dégradation en Iran, les Kurdes peuvent-ils être à terme les grands gagnants de la recomposition du Proche-Orient ?

Alain Frachon : C'est une question qui va peut-être revenir au premier plan de l'actualité. Mais il ne faut pas oublier l'histoire. Depuis 1920, la caractéristique première des Kurdes a été la division intérieure. Les Kurdes ont toujours été incapables de s'entendre entre eux et de profiter des bouleversements politiques et stratégiques régionaux pour faire avancer leur cause.
Au contraire. Ils ont toujours été manipulés par les uns et les autres, les Kurdes d'Irak manipulés par l'Iran, les Kurdes d'Iran manipulés par l'Irak, ceux de Syrie manipulés par la Turquie, etc.
Aussi justifiés, nobles et légitimes que soient les motifs des Kurdes en révolte ici ou là, il reste qu'ils ont singulièrement manqué de maturité politique jusque-là. Je partage la description que vous faites de la situation des Kurdes ici et là. Je ne sais pas si le "printemps arabe" ou l'évolution de la République islamique d'Iran les mettront dans une situation aussi favorable que vous l'évoquez pour faire aboutir leurs revendications d'autonomie.
Wahid : Une victoire de Romney en novembre aux Etats-Unis peut-elle changer la donne en Syrie et en Iran ?

Alain Frachon : C'est une question difficile. Au chapitre de la politique étrangère, Romney défend un programme ultra-faucon, reprenant la rhétorique du premier mandat de George Bush junior au lendemain des attentats du 11 Septembre. Il a déjà fait savoir qu'il comprendrait et appuierait une opération israélienne contre les installations nucléaires de l'Iran. Il a déjà fait savoir qu'il n'était aucunement dans son intention de formuler la moindre critique à l'égard de l'extension des implantations israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem. Il a déjà fait savoir qu'il entendait répondre de manière beaucoup plus agressive au comportement de la Chine dans le domaine économique et dans les difficultés qu'il y a en ce moment en mer de Chine du Sud et en mer du Japon.
Il donne l'impression de n'avoir retiré aucune leçon des déboires rencontrés par les Etats-Unis en Irak ou en Afghanistan. Au sujet de ce dernier pays, il critique le calendrier de retrait qui est celui de l'administration Obama. Il entend revenir sur les coupes budgétaires touchant le Pentagone.
Il a un ton à l'adresse de Moscou qui rappelle celui de la guerre froide. Bref, si l'on pense qu'un homme politique dans une démocratie est plus prisonnier de son discours de campagne qu'on ne l'imagine lorsqu'il arrive au pouvoir, alors, M. Romney, s'il était élu, nous réserverait des surprises.
Même si la réalité de la situation internationale s'imposera à lui et le conduira sans doute à nombre d'aménagements par rapport à sa rhétorique de campagne.
Bruxelles : Une Union européenne sans le Royaume Uni est-ce la fin de l'Europe de la défense ?

Alain Frachon : Je ne crois pas, pour la bonne raison que la coopération britannico-française dans ce domaine s'est très largement organisée indépendamment de ce qui pouvait se décider à Bruxelles.
C'est l'argument des conservateurs britanniques les plus europhobes. Ils disent que Londres continuera à coopérer avec Paris dans ce domaine, et ils évoquent ce qui s'est passé sur la Libye. Dans cette dernière affaire, l'Union européenne a eu bien du mal à trouver une position commune et à exister en tant que telle. L'opération militaire a été une décision britannico-française sur laquelle il n'y avait pas unanimité au sein de l'Union européenne.
Aurélie : A l'heure de la crise européenne, croyez-vous encore raisonnable d'intégrer de nouveaux membres aussi importants que la Turquie par exemple ? Est-ce sérieux alors que le système européen est atone ?

Alain Frachon : La première remarque qui me vient à l'esprit, c'est que le dossier de la Turquie est au point mort, même si Ankara est déjà officiellement dans le processus d'adhésion.
Le problème que pose la Turquie à l'Union européenne, c'est sa masse démographique, me semble-t-il. Du fait de l'Allemagne et de la France notamment. La Turquie ne se sent pas désirée dans l'Union européenne, et depuis quelques années elle en a tiré les leçons et a développé dans la région sa propre politique étrangère, une diplomatie très largement appuyée sur les succès économiques du pays.
Comment se posera la question de l'adhésion de la Turquie dans les années qui viennent, au lendemain des "printemps arabes", quand l'Europe pourra éprouver le besoin d'un partenaire régional stable et puissant ? Je ne saurais le dire. Mais je ne serais pas surpris qu'une telle question se pose rapidement.
Pasympa : Et si la Grèce refusait de rembourser sa dette ? Quels moyens de coercition ? En fait comment réagirait le monde financier et la"nomenklatura" européenne, ces donneurs de leçons ?

Alain Frachon : Je crois que la question ne peut pas se poser dans ces termes. Si Athènes ne paie pas ses dettes - dues aussi bien à des entités publiques que privées -, la Grèce ne pourra plus emprunter sur les marchés. Ce qui peut arriver, en revanche, c'est une décision internationale concertée de refaire ce qui a été fait il y a un an, quand les créanciers privés de la Grèce ont renoncé à une partie de leurs créances. Mais il faut bien voir que lorsque la dette est due à des entités publiques - Banque centrale européenne, notamment -, elle est due aux contribuables des pays membres de l'Union européenne, dont la Grèce fait partie. En tout état de cause, ce ne serait pas une opération simple.

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