Au Mali, dont la partie nord est passée depuis avril 2012 sous le contrôle de groupes islamistes, les Nations unies estimaient récemment à 4,6 millions le nombre de personnes menacées par la faim, à 120 000 le nombre de déplacés internes et à 200 000 celui des réfugiés dans les pays voisins. Sur cette toile de fond dramatique, la destruction des mausolées ajoutant au désastre, les médias n'ont pas manqué de relayer, dès le printemps, les appels des ONG et de l'ONU à enrayer la famine naissante dans la région. La disette, la violence et le fanatisme semblent accabler au quotidien la population du Nord, tandis que l'aide internationale serait très largement bloquée. Tout n'est pas faux, malheureusement, dans ce sombre tableau. Cependant, à écouter ce que disent les quelques organisations humanitaires présentes dans la région de Tombouctou et Gao, apparaît une image plus nuancée et complexe de la situation sociale et politique qui y règne. La famine dont le spectre fut agité, non sans raison compte tenu du conflit et de l'extrême fragilité de l'économie rurale sahélienne, n'est pas apparue ; des poches de malnutrition sévères ont été constatées mais elles sont limitées, accessibles aux secours et ne semblent pas s'étendre. La circulation des convois humanitaires est aujourd'hui nettement plus facile, en réalité, qu'elle l'était jusqu'en avril dernier lorsque l'armée malienne "contrôlait" le nord du pays et entravait les mouvements, au nom des impératifs de la lutte contre les indépendantistes du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA). Les prix des denrées de base sur les marchés ont baissé, probablement du fait de routes d'approvisionnement ouvertes vers l'Algérie. Les mouvements de retour de réfugiés et déplacés se sont considérablement amplifiés durant l'été et au début de l'automne, avant de diminuer en octobre, en rapport avec l'annonce d'une probable intervention militaire. Ces gens rentrent non par adhésion au rigorisme salafiste, mais du fait des baisses de taxes sur les biens de première nécessité et du contrôle des prix des aliments, de l'eau et de l'électricité, le tout étant financé par les divers trafics auxquels sont associés les groupes islamistes [1]. Amnesty International (AI) et Human Rights Watch (HRW) ne ménagent aucun camp mais elles ne peuvent empêcher la polarisation politique des résultats de leurs enquêtes. Ainsi les Touaregs du MNLA indépendantiste ainsi que les milices formées par l'armée nationale ont-ils recruté des enfants-soldats, comme les groupes islamistes, mais seuls ces derniers semblent être considérés coupables devant l'opinion publique de cette pratique. Alors que les viols ont plutôt diminué au cours des derniers mois, du fait du retrait de l'armée et de l'ordre imposé par les nouveaux maîtres (qui s'en sont cependant parfois rendus coupables), la charia n'est montrée que dans ses manifestations les plus brutales, notamment les amputations (AI et HRW en ont recensé sept) et les flagellations. Loin d'être quotidiennes, ces violences odieuses, dénoncées à juste titre, sont-elles pires que les assassinats et rackets, largement ignorés dans les discours publics, perpétrés par l'armée lorsqu'elle était présente ? Et l'on semble par ailleurs ignorer qu'au Mali comme ailleurs, la charia peut aussi être considérée par la population comme une forme de justice prévisible et impartiale, par opposition à des systèmes judiciaires et une police inefficaces et corrompus qui font le lit des islamistes. La lutte antiterroriste est assurément un enjeu sérieux et la crise politique, économique et démographique que traverse le Mali est très profonde. Instrumentaliser ces peurs légitimes en les concentrant, à coup de généralisations sélectives, sur les malversations commises par les islamistes permet de justifier une intervention militaire mais n'aide pas à y voir plus clair.
Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, professeur associé à l'Institut d'études politiques (Paris) et membre du Crash*
Alternatives Internationales n° 057 - décembre 2012
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