Communication du Pr Issa N’Diaye au colloque du 19 juin 2012 "Quelles constructions politiques au Nord Mali face aux crises dans le Sahel ?"
L’offensive foudroyante du MLNA au Nord du Mali saluée par le tonitruant ministre français des Affaires étrangères de Sarkozy et la proclamation de l’indépendance de l’Azawad sur le sol français ouvrirent brutalement les yeux à beaucoup de Maliennes et de Maliens sur les complicités françaises récurrentes à la crise que traversent les régions sahariennes en Afrique. Juppé n’en était pas à son premier essai. Les tentatives de dépeçage des pays des Grands lacs et le génocide rwandais ne sont qu’une des nombreuses illustrations des coups tordus de la France durant plus d’un siècle de domination qu’elle continue à exercer en Afrique. La crise actuelle au Mali ne s’inscrit-elle pas dans la même logique ?
L’historiographie coloniale française a toujours présenté les espaces conquis comme des territoires où des populations « barbares » se livraient à des guerres tribales incessantes. Ils auraient été pacifiés par la colonisation française présentée jusqu’à une date récente comme une œuvre de civilisation. On passe volontiers sous silence la déstructuration brutale de ces sociétés, la perte de leur équilibre interne, le ferment de la division semé par les nouveaux maîtres consacrant ainsi le fameux principe du diviser pour régner.
Dans l’imaginaire collectif ainsi créé, les Touaregs ont souvent été présentés comme un peuple de guerriers détestant le travail manuel et vivant de razzias, ce qui leur permettait de vivre des bien produits par les populations avoisinantes. Ainsi sont sommairement expliquées les rébellions successives auxquelles ils se sont livrés.
On se rappelle aussi toutes les constructions idylliques sur les « hommes bleus du désert » et les dénonciations vigoureuses et répétées du prétendu génocide dont ils étaient l’objet de la part des États africains de la région. Bien sûr, de nombreux actes condamnables ont été posés dans la gestion de ces régions par les États africains nouvellement indépendants. Mais les Touaregs n’en furent pas les seules victimes. Les populations du Sud, de l’Est comme de l’Ouest et les autres populations du Nord, toutes ethnies confondues, furent aussi des sacrifiées de la mal gouvernance étatique des décennies durant. Certaines régions de l’Ouest du Mali sont aujourd’hui plus mal loties à tous points de vue que celles du Nord sans compter les sommes colossales destinées au Nord détournées, pour une grande part, par les mêmes ressortissants du Nord, Touaregs pour la plupart et plus précisément par certaines personnes qui ont eu à porter auparavant des armes contre leur pays. Les conflits armés successifs dans la région ont fait la fortune de bien des petits seigneurs de guerre, le fusil étant devenu le gagne-pain le plus sûr dans ces contrées traversées par les différentes crises mondiales et les convoitises géopolitiques et économiques orchestrées depuis les pays du Nord. Le projet français de création de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS) bien avant les indépendances en est un témoignage éloquent.
De nombreux analystes ont souvent présenté les différentes rébellions touarègues comme étant l’expression d’une crise identitaire, le résultat de conflits ethniques récurrents dans l’espace saharien. Mais au lieu d’en être la cause, n’en seraient-elles pas plutôt l’une des conséquences ? Peut-on réellement parler d’identité touarègue spécifique construite tout au long de l’histoire du Mali ? A-t-elle servi de base à la construction d’un État touarègue quelque part dans l’espace concerné ? L’histoire n’en fait nulle part mention.
Par contre l’histoire du Mali a vu dans les mêmes espaces et au delà se croiser, se chevaucher et s’interpénétrer des royaumes et empires qui ont brassé entre elles des entités multiethniques. Peut-on parler de nos jours d’identité songhaï, d’identité peuhle, d’identité bamanan, d’identité sarakollé, d’identité sénoufo, bozo, dogon, etc ? Existe-t-il aujourd’hui un seul endroit déterminé où ne vivrait qu’une seule ethnie ? Dans le moindre village ont toujours existé plusieurs ethnies tout au long de l’histoire. Les grands empires qui ont couvert l’espace géographique malien et au-delà ont permis, bien avant la colonisation, le brassage multiethnique des populations. L’espace sahélo-saharien en serait-il l’exception ?
Si dans certains pays voisins comme la Côte d’Ivoire et de manière générale dans certains pays de l’Afrique centrale, les conflits ethniques sont restés récurrents, les crises identitaires qui ont conduit à des guerres civiles parfois violentes, les brassages opérés par l’histoire ont épargné pareilles mésaventures au Mali.
Mais à y regarder de près, on se rend compte que ces crises identitaires ont été dans les faits, largement suscitées par les puissances coloniales et entretenues par les politiciens locaux qui ont pris les commandes des États lors des indépendances. On ne saurait donc dire qu’à l’origine, les crises identitaires sont intraethniques comme si elles étaient innées, consubstantielles même à certaines ethnies, les Touaregs à l’occasion. En réalité elles sont pour la plupart introduites à dessein, cultivées et entretenues à l’occasion pour servir des visées politiques. Tel semble être le constat fondamental.
Par ailleurs, peut-on parler aujourd’hui d’identité ethnique propre dans un monde de plus en plus mondialisé et soumis partout à la dictature du capital et du marché ? Que reste-t-il des cultures autochtones, des identités locales et nationales ?
Que signifie aujourd’hui être Bamanan, Peulh, Sonraï, Dogon ou Touareg ? Cela leur confère-t-il une identité singulière ? L’identité propre dans chaque cas n’est-elle pas construite de couches multiples et enchevêtrées faites d’emprunts, de mélanges, de synthèses entre différentes cultures endogènes et parfois exogènes, de rencontres avec d’autres valeurs venues parfois hors d’Afrique, introduites parfois de force par la colonisation et les religions venues d’ailleurs comme l’islam et le christianisme ? Que reste-t-il alors de la notion même d’identité ? Se pose-t-elle aujourd’hui en termes d’ethnie ou de nation ? Quel serait-alors le contenu de cette identité nationale ? Quel rôle peut-elle jouer aujourd’hui dans la reconstruction de l’État au Mali ? S’agit-il d’une crise d’identité nationale ou simplement d’une crise de l’État au Mali ?
Auparavant, revenons un moment à la question touarègue.
Il y a en réalité une sorte de théâtralisation mythique de la question touarègue. Elle fut essentiellement opérée par certains ethnologues européens qui ont souvent présenté le Sahara comme un espace réservé exclusivement à des populations nomades alors que l’essentiel de la vie dans ces grands espaces désertiques s’est toujours développé autour d’oasis où vécurent des siècles durant des populations le plus souvent sédentaires. Elles ont été toujours plus nombreuses que les populations nomades parcourant les espaces de transhumance et les routes commerciales. Et parmi les populations nomades, la composante touarègue a elle-même toujours été minoritaire. Le rapport du GRIP (Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix) du 22 mai 2012 estime que sur les 1,5 millions de touarègues, seulement 550.000 vivraient au Mali et 850.000 au Niger. Ils constituent à peine 10 % de la population totale partageant le même espace et n’ont jamais exercé un pouvoir politique quelconque au nom d’un État spécifique tout au long de l’histoire. Ils ont su d’ailleurs au fil du temps et pour la plupart d’entre eux, vivre en bonne intelligence avec les autres populations dans les différents pays de l’espace sahélo-saharien malgré les quelques rébellions successives qui furent souvent suscitées par des mains extérieures profitant des erreurs administratives des nouveaux États indépendants.
L’étude de André Bourgeot, anthropologue et chercheur au CNRS français, publiée en 2000, Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques (Niger), donne un aperçu assez complet de la question.
En analysant les fondements politiques et ethniques des tentatives françaises de création ou de recréation de l’OCRS, Bourgeot nous fait comprendre que « l’esprit qui a présidé à l’élaboration de l’OCRS dévoile une conception ethnique du territoire dont un des objectifs était de créer une barrière politique définissant une "chasse gardée française" susceptible d’éviter des contacts entre une Algérie qui avait engagé une guerre pour acquérir son indépendance et une Afrique noire traversée par l’opinion des leaders indépendantistes. Cette barrière ethnico-politique pouvait se dresser en jouant sur une série d’oppositions classiques telles que nomades et sédentaires, Touaregs/Arabes, Touaregs/populations noires et bien sûr Blancs/Noirs. À l’évidence, cette conception ethnico-territoriale, voire cette "arme ethnique" utilisée par les services français, ne pouvait qu’exacerber les relations interethniques déjà tendues.
Ces oppositions furent habilement et facilement utilisées par des services de la puissance coloniale. On se rappellera en effet que les gouvernements du Niger et du Mali actuel étaient essentiellement composés d’hommes politiques et de personnalités noires liées, au demeurant, à l’administration coloniale dont ils avaient été les principaux bénéficiaires. Il était donc aisé de dresser les "populations blanches", notamment les Touaregs, contre les pouvoirs émergents, d’autant qu’elles avaient été sensiblement marginalisées à l’époque coloniale.
Par delà l’opposition globale Arabes/Berbères et plus précisément Arabes/Touaregs, il importe de souligner que cette opposition n’est pas systématique. En effet, elle fluctue selon les conjonctures historiques et peut même se modifier en alliance conditionnée par des enjeux politiques dans lesquels l’opposition Noirs/Blancs devient déterminante. C’est ainsi qu’au moment des indépendances et à la faveur de la création de l’OCRS, une alliance s’était nouée au Mali entre Maures, notamment Kounta, et certains Touaregs, singulièrement les kel Antassar, soutenant une partition territoriale du Soudan (incarnée par l’OCRS) afin d’éviter d’être commandés par des Noirs. Cette même alliance resurgit au moment de la rébellion touarègue au Mali. »
Les propos de Bourgeot mettent en évidence ce que nous disions plus haut, l’exploitation systématique à des fins politiques des différences entre populations, leur aiguisement pour en faire des contradictions permanentes et de ce fait un facteur d’instabilité chronique servant les desseins des puissances extérieures et de leurs relais locaux actuels. On comprend mieux l’acharnement en Mauritanie contre les populations noires, les oppositions Hutus/Tutsis dans les pays des Grands lacs, les ravages causés en Côte d’Ivoire par la politique de l’« ivoirité » et bien d’autres théories funestes qui ont été à la base de bien des génocides tout au long de l’histoire de l’humanité. Les fondements des rébellions touarègues rappellent étrangement ceux de la politique d’apartheid en Afrique du Sud.
L’exploitation de la question raciale à des fins politiques apparaît comme une donnée permanente des rébellions à caractère ethnique. Dans son étude Bourgeot affirme que « l’opposition Noirs/Blancs permet de transcender les rivalités entre Arabes et Touaregs. Elle est efficiente et politiquement redoutable lors des crises politiques qui se manifestent aux moments des changements de pouvoir qui interviennent lors de l’affaiblissement sensible du pouvoir et de l’autorité d’État. Cette opposition s’appuie sur des phénotypes différents ; elle complète ou transcende, sur des bases explicitement racistes, l’opposition ethnique Arabe/Touaregs attirant les antagonismes ethniques. Que ce soit en Afrique saharienne ou saharo-sahélienne, les relations entre Blancs et Noirs, au gré des circonstances, n’ont pas cessé d’influer sur les rapports, les pratiques et les décisions politiques.
Ce n’est qu’à partir des années cinquante que la politique coloniale tend à privilégier les Touaregs en les intégrant dans l’armée et dans le corps du maintien de l’ordre. C’est peut-être aussi à cette époque que s’élabore et s’exerce une véritable politique coloniale à l’égard des populations nomades assimilées aux populations blanches et, finalement, réduites à dessein aux Touaregs blancs.
Par exemple, au moment des indépendances, lors de la formation de nouveaux États assortis de l’émergence d’une nouvelle élite politique ; au moment de la démocratisation des régimes lors des conférences nationales souveraines, on assiste à l’irruption des rébellions touarègues. »
Apparemment les rébellions touarègues cycliques ne semblent pas être accidentelles. Elles surgissent à des moments déterminés et semblent servir des motivations autres que simplement identitaires. D’où leur éventuelle manipulation par des constructions géopolitiques à l’échelle mondiale. Ces desseins politiques et leur vernis ethnique cachent mal des raisons plus profondes qui sont d’essence économique et géostratégique.
Bourgeot poursuit : « La naissance de l’OCRS, dont un des objectifs était d’unifier le Sahara afin de permettre aux capitaux français de fructifier, fut précédée par la création d’institutions multiples, d’organismes de recherche tels que, par exemple, le Bureau de recherche du pétrole (BRP), le Bureau de recherches minières de l’Algérie (BRMA) en 1945, par l’émergence d’associations de techniciens, notamment l’Association de recherches techniques pour l’étude de la mer intérieure saharienne et par la constitution de comités politiques tels que le fameux Comité du Sahara français fondé en 1951. »
Sur le plan des recherches minières, « des méga projets sont hâtivement élaborés, dont la création des “zones d’organisation industrielle africaines” (ZOIA) pour concevoir, coordonner et contrôler les programmes de prospection et de mise en valeur du Sahara. Les perspectives paraissent immenses. »
Pour ce faire, « les limites de l’OCRS, sur le plan géographique, concernaient les deux départements du Sud algérien (Saoura et Oasis), la partie saharienne des cercles de Goundam, Gao et Tombouctou au Soudan, ceux de Tahoua et Agadès au Niger et enfin, le Borkou, l’Ennedi et le Tibesti au Tchad. L’adhésion de la Mauritanie, du Maroc et de la Tunisie y était prévue. »
« La mise en œuvre d’une telle politique obligeait à trouver des élus qui soient favorables à l’amputation de l’intégrité territoriale ainsi qu’à celle des prérogatives politiques conférées par le statut d’autonomie. C’est ainsi qu’à la faveur du 28 septembre 1958, les autorités politiques françaises réussirent à écarter les opposants au profit des partisans du "oui" dont, au Niger, Diori Hamani, premier président élu, et Mouddour Zakara, chef touareg de Filingué dont les attaches avec les milieux OCRS sont bien connues. Il était considéré par G. Cusin, Haut commissaire de la République en AOF, comme "un des éléments nomades les plus valables de toute l’AOF" [lettre n° 280 du 15 janvier 1958, adressée au ministre de la France d’outre-mer]. Au Mali, on s’appuya par exemple sur Mohamed Ould Cheikh dit « le cadi de Tombouctou. »
« La guerre de libération en Algérie, l’arrivée au pouvoir de Modibo Keita au Mali et de Djibo Bakary au Niger constituèrent de sérieux obstacles à la nationalisation du Sahara dont l’importance économique et stratégique est évidente. »
Le spectacle donné par le septentrion malien et son extrême médiatisation actuelle cache mal une réalité plus nauséabonde qui ne concerne pas seulement le Mali. Il existe d’autres enjeux plus importants et bien au-delà.
Empruntons de nouveau à Bourgeot certains éléments de son étude. « En effet, pendant les années de rébellion, l’espace saharien nigérien a été le lieu de bien des trafics (armes, drogue, cigarettes). Il a fait l’objet récemment de menaces proférées par les Groupes islamistes armés algériens (GIA) sur le rallye automobile Paris-Dakar-Le Caire qui a dû annuler, le 11 janvier 2000, les étapes nigériennes prévues et procéder à un transfert aéroporté en Libye.
Il est aussi admis que certains éléments du GIA, surnommés "les Afghans", ont été formés par une agence de contre-espionnage pour lutter contre le communisme lors de la guerre entre l’Union soviétique et l’Afghanistan. Par delà les controverses engendrées par cette décision qui, selon les concernés, a nui à des intérêts privés et à l’image de marque du Niger, il convient de rappeler qu’à la fin de l’année 1998, la présence du GIA sur le territoire nigérien avait fait l’objet d’articles de presse. C’est ainsi que l’hebdomadaire Le Républicain, dans les deux premières livraisons du mois de décembre 1998, titrait : "Arrestation dans la communauté arabe. Un imbroglio politico-religieux" et "Démantèlement du GIA au Niger. Zones d’ombre". Dans ce dernier article, le journaliste s’interroge : "La région de Tamesna – à cheval entre le Mali, l’Algérie et le Niger – est-elle devenue une zone de prédilection des éléments du Groupe islamiste armé – GIA algérien ?" Répondant à la question, il poursuit : "L’opération engagée pour déloger les intégristes algériens et détruire leur base sur le mont Tazerzait où se trouvait également leur grotte a coûté la vie à quatre soldats nigériens dont un officier, le lieutenant Aboubacar Barmou Batouré." De telles précisions dans les faits sont éloquentes. À propos de ces "zones d’ombres", ce dernier numéro donne des éléments d’information sur la présence de l’armée algérienne en territoire nigérien.
Quoi qu’il en soit, il convient de mentionner qu’il s’agit d’éléments présumés GIA. En l’absence de preuves formelles, certains considèrent qu’il peut s’agir d’Arabes armés, issus de Comités de vigilance de Tassara (CVT). Ces comités ont été souvent présentés comme étant une émanation des autorités gouvernementales nigériennes de l’époque visant à contrecarrer la rébellion touarègue (1991-1996). »
Il est patent que, bien avant le Mali, le Niger a été le foyer initial du sanctuaire djihadiste. Pourquoi ce foyer initial a-t-il fini par s’implanter en territoire malien ? De quelles complicités a-t-il bénéficié ? Pourquoi la question touarègue est-elle devenue de nos jours un enjeu stratégique majeur ? Pourquoi représente-t-elle une menace majeure pour l’ensemble de la sous-région ? En quoi intéresse-t-elle l’Europe et les États-Unis ? Pourquoi est-elle perçue comme un danger pour leur sécurité et la stabilité du monde ?
En réalité les rébellions ethniques, un peu partout à travers le monde, n’ont jamais constitué une menace pour les intérêts stratégiques des Occidentaux. La plupart du temps, elles ont été suscitées ou accompagnées par leurs services spéciaux et les réseaux plus ou moins maffieux construits par leurs multinationales. On sait qu’au Biafra, en Angola, au Cabinda, au Congo, dans l’ex-Zaïre, au Liberia, en Sierra Léone et ailleurs, les guerres civiles ont fait la fortune des multinationales du pétrole et d’autres minerais stratégiques. Les industriels de l’armement y ont fortement prospéré. Aujourd’hui l’élément nouveau, ce sont les réseaux islamistes qui s’y sont greffés. Ils ont fait jonction avec toutes sortes de multinationales des trafics, drogues, cigarettes, otages, etc. Derrière le masque de la religion, on fait de juteuses affaires. De nouvelles puissances financières émergent à travers la crise généralisée du système capitaliste mondial et les nouvelles alliances stratégiques créées à l’occasion.
La société française Total, héritière de la fameuse ELF a pris une longueur d’avance. Avec le concours financier du Qatar, grand bailleur de fonds de la dernière grande expédition guerrière des Occidentaux en Libye, avec la complicité de l’État mauritanien selon les dernières informations du journal français Le Canard enchaîné, elle a pris des options sérieuses quant à la future exploitation des ressources pétrolières et gazeuses du Sahara. La présente rébellion touarègue ne trouverait-elle pas là son explication principale et la source principale du financement de son actuelle aventure ? Le rôle du MLNA ne serait-il pas de sanctuariser les espaces convoités par Total, le Qatar et d’autres y compris certains États voisins ? Ansar Dine, AQMI et les autres ne sont pas en reste. Les trafics de drogue, de cigarettes et autres qu’ils contrôlent profitent largement au système financier international.
Selon une étude de l’Université des Andes à Bogota, en Colombie, datant de 2011 et publiée le 2 juin dernier par le journal britanniqueThe Guardian, le négoce de la drogue enrichit principalement les banques américaines et européennes à 97,6 %. Seuls 2,4 % restent en Colombie. En 2008 cela a représenté 300 milliards de dollars pour les banques occidentales pour seulement 7,8 milliards de dollars pour les banques colombiennes. Jusqu’ici les politiques répressives des États occidentaux contre les trafics de drogue ont ciblé uniquement les maillons faibles et les intermédiaires mais jamais les systèmes financiers qu’ils engraissent à l’évidence. Et si Al Qaeda et AQMI n’étaient que des maillons du vaste réseau du trafic mondial de la drogue dont la prospérité serait justifiée par des complicités au sein même des appareils d’États à travers le monde ? Que rapporte aux banques occidentales les trafics de drogue et autres dans l’espace sahélo-saharien ? Quels profits en tirent AQMI et ses alliés touaregs ? N’est-ce pas là le véritable enjeu de la crise actuelle au Sahara ?
Il est manifeste que le développement gigantesque du trafic de drogue à l’échelle mondiale ne saurait se comprendre sans une certaine complicité des États un peu partout dans le monde. L’argent de la drogue n’a-t-il pas servi à financer certaines entreprises sécrètes de déstabilisation des États-Unis en Amérique latine ? Que dire aujourd’hui de l’espace sahélo-sahélien ? Des questions qui font froid dans le dos. La véritable raison de la chute de ATT ne serait-elle pas à chercher dans le fait d’avoir été happé et broyé par un système dans lequel il avait imprudemment mis le doigt par cupidité ? N’a-t-il pas été sacrifié pour protéger d’autres intérêts ? La rébellion touarègue n’est pas elle-même manipulée par des enjeux géostratégiques qui la dépassent ? Ne faut-il pas alors relire les "révolutions arabes" et l’actuel conflit en Syrie et les menaces contre l’Iran à la lumière de ces enseignements ?
Les régimes islamiques n’effraient plus l’Occident dès lors qu’ils acceptent de se mettre au service du capital financier international. L’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar, Bahreïn et autres pétromonarchies du Golfe arabique sont loin d’être des références en matière de démocratie. Mais qu’importe, les autocraties qui y ont cours ne dérangent point les démocraties occidentales. Ils sont devenus leurs alliés stratégiques. Seuls les dérangent les pays qui veulent s’affranchir de leur pesante tutelle. Saddam Hussein et Kadhafi l’ont payé de leur vie.
Ne faut-il pas situer la crise actuelle au Sahara comme la résultante des visées géostratégiques de l’Occident dans sa volonté de redessiner la carte du monde à son profit exclusif ? La crise des États dans le Sahel n’est-il pas la conséquence de leur nécessaire restructuration pour répondre à cette nécessité de domination du capitalisme mondial en crise ? Son renouveau, le dépassement de la crise financière mondiale actuelle ne commandent-il pas un nouvel impérialisme plus sanglant mais plus subtil qui masque son appétit féroce de domestication du monde sous des prétendus lutte de conquête démocratique en Afrique, au Moyen Orient et ailleurs. ATT a été sacrifié comme Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Égypte et d’autres encore. A qui le prochain tour ?
En définitive, derrière les crises identitaires et ethniques se cachent des luttes féroces pour le pouvoir. Derrière les enjeux de pouvoir se cachent des intérêts économiques patents. Aussi les crises qui menacent les États africains jusque dans leur existence même, comme celle que traverse le Mali, sont à analyser à travers les mêmes prismes. L’affaiblissement systématique de l’État par ATT fut une politique délibérée d’enrichissement rapide de son clan en toute impunité. Cette politique arrangeait la rébellion touarègue, ses soutiens extérieurs et en définitive le système financier international. Seule la partition de premier plan que veulent jouer Ansar Dine et son mentor Al Qaeda, perturbe le scénario initial. La défaite militaire et politique programmée du MLNA face à Ansar Dine et ses soutiens djihadistes internationaux inquiètent les Occidentaux qui se rendent compte de la perte envisageable de la maîtrise d’œuvre de leur projet de restructuration de l’espace sahélo-saharien et de sa nécessaire et brutale intégration au marché mondial.
Les interventions programmées dans le Sahara sous le mandat des Nations-Unies confiées aux armées africaines avec l’appui logistique des Occidentaux constituent la voie royale pour les États de la sous-région pour se faire harakiri. Ils paieront cher un jour leur naïveté tout comme ATT et prochainement le MLNA. La classe politique malienne n’y échappera pas non plus tant qu’elle continuera à se mettre à la remorque d’un système mondial qui à terme fera de nos États « mondialisés » une coquille vide et de nos indépendances une chimère. La « démocratie » qu’on nous servira ne sera qu’un oripeau pour masquer notre nudité absolue.
Le destin d’une feuille morte n’est-il pas de suivre la direction du vent ? Serait-ce le nôtre ? Sommes-nous en train de devenir des « feuilles mortes », ballottées par la tempête de la crise du capitalisme mondialisé ?
La réponse appartient aux peuples. Elle ne sera pas facile. Elle provoquera des torrents de larmes et de sang. Mais c’est dans la résistance conjuguée des peuples de toute la sous-région, des peuples d’Afrique, de la conjugaison des luttes des peuples du Sud et du Nord, leur solidarité, qu’ils arriveront à mettre en échec les visées géostratégiques actuelles du capitalisme mondialisé.
La crise actuelle au Sahel sera-t-elle l’occasion d’introduire des hérissons dans nos consciences assoupies ? Nous obligera-t-elle à un réveil brutal pour comprendre les enjeux cachés derrière les conflits d’intérêts, les luttes de classes antagoniques à l’échelle nationale et mondiale, les luttes pour le pouvoir qui balayent la région saharienne ?
L’incendie allumé par le MNLA consumera bien des choses, à commencer par le MNLA lui-même. Après le Mali, le Niger, la Mauritanie qui ne sera pas sauvée de sa complicité intime avec la France des multinationales. L’Algérie risque gros, elle aussi, si elle ne prend la mesure exacte du danger global qui nous guette tous. La situation au Sahel nous condamne à créer au-delà des États plus ou moins vendus à l’étranger, à construire des solidarités entre les peuples de la sous-région, à susciter la compréhension et la solidarité des peuples du Nord et du Sud, à fédérer toutes les luttes de résistance qui se déroulent çà et là, en vue de construire un monde nouveau, une humanité nouvelle, à mettre l’humain au centre d’une nouvelle civilisation à construire.
Telle est la mission historique qui incombe à notre génération. À nous de l’assumer ou de la trahir comme le disait si bien Fanon !
Pr Issa N’DIAYE
Issandiaye_flash@yahoo.fr
juin 2012
L’historiographie coloniale française a toujours présenté les espaces conquis comme des territoires où des populations « barbares » se livraient à des guerres tribales incessantes. Ils auraient été pacifiés par la colonisation française présentée jusqu’à une date récente comme une œuvre de civilisation. On passe volontiers sous silence la déstructuration brutale de ces sociétés, la perte de leur équilibre interne, le ferment de la division semé par les nouveaux maîtres consacrant ainsi le fameux principe du diviser pour régner.
Dans l’imaginaire collectif ainsi créé, les Touaregs ont souvent été présentés comme un peuple de guerriers détestant le travail manuel et vivant de razzias, ce qui leur permettait de vivre des bien produits par les populations avoisinantes. Ainsi sont sommairement expliquées les rébellions successives auxquelles ils se sont livrés.
On se rappelle aussi toutes les constructions idylliques sur les « hommes bleus du désert » et les dénonciations vigoureuses et répétées du prétendu génocide dont ils étaient l’objet de la part des États africains de la région. Bien sûr, de nombreux actes condamnables ont été posés dans la gestion de ces régions par les États africains nouvellement indépendants. Mais les Touaregs n’en furent pas les seules victimes. Les populations du Sud, de l’Est comme de l’Ouest et les autres populations du Nord, toutes ethnies confondues, furent aussi des sacrifiées de la mal gouvernance étatique des décennies durant. Certaines régions de l’Ouest du Mali sont aujourd’hui plus mal loties à tous points de vue que celles du Nord sans compter les sommes colossales destinées au Nord détournées, pour une grande part, par les mêmes ressortissants du Nord, Touaregs pour la plupart et plus précisément par certaines personnes qui ont eu à porter auparavant des armes contre leur pays. Les conflits armés successifs dans la région ont fait la fortune de bien des petits seigneurs de guerre, le fusil étant devenu le gagne-pain le plus sûr dans ces contrées traversées par les différentes crises mondiales et les convoitises géopolitiques et économiques orchestrées depuis les pays du Nord. Le projet français de création de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS) bien avant les indépendances en est un témoignage éloquent.
De nombreux analystes ont souvent présenté les différentes rébellions touarègues comme étant l’expression d’une crise identitaire, le résultat de conflits ethniques récurrents dans l’espace saharien. Mais au lieu d’en être la cause, n’en seraient-elles pas plutôt l’une des conséquences ? Peut-on réellement parler d’identité touarègue spécifique construite tout au long de l’histoire du Mali ? A-t-elle servi de base à la construction d’un État touarègue quelque part dans l’espace concerné ? L’histoire n’en fait nulle part mention.
Par contre l’histoire du Mali a vu dans les mêmes espaces et au delà se croiser, se chevaucher et s’interpénétrer des royaumes et empires qui ont brassé entre elles des entités multiethniques. Peut-on parler de nos jours d’identité songhaï, d’identité peuhle, d’identité bamanan, d’identité sarakollé, d’identité sénoufo, bozo, dogon, etc ? Existe-t-il aujourd’hui un seul endroit déterminé où ne vivrait qu’une seule ethnie ? Dans le moindre village ont toujours existé plusieurs ethnies tout au long de l’histoire. Les grands empires qui ont couvert l’espace géographique malien et au-delà ont permis, bien avant la colonisation, le brassage multiethnique des populations. L’espace sahélo-saharien en serait-il l’exception ?
Si dans certains pays voisins comme la Côte d’Ivoire et de manière générale dans certains pays de l’Afrique centrale, les conflits ethniques sont restés récurrents, les crises identitaires qui ont conduit à des guerres civiles parfois violentes, les brassages opérés par l’histoire ont épargné pareilles mésaventures au Mali.
Mais à y regarder de près, on se rend compte que ces crises identitaires ont été dans les faits, largement suscitées par les puissances coloniales et entretenues par les politiciens locaux qui ont pris les commandes des États lors des indépendances. On ne saurait donc dire qu’à l’origine, les crises identitaires sont intraethniques comme si elles étaient innées, consubstantielles même à certaines ethnies, les Touaregs à l’occasion. En réalité elles sont pour la plupart introduites à dessein, cultivées et entretenues à l’occasion pour servir des visées politiques. Tel semble être le constat fondamental.
Par ailleurs, peut-on parler aujourd’hui d’identité ethnique propre dans un monde de plus en plus mondialisé et soumis partout à la dictature du capital et du marché ? Que reste-t-il des cultures autochtones, des identités locales et nationales ?
Que signifie aujourd’hui être Bamanan, Peulh, Sonraï, Dogon ou Touareg ? Cela leur confère-t-il une identité singulière ? L’identité propre dans chaque cas n’est-elle pas construite de couches multiples et enchevêtrées faites d’emprunts, de mélanges, de synthèses entre différentes cultures endogènes et parfois exogènes, de rencontres avec d’autres valeurs venues parfois hors d’Afrique, introduites parfois de force par la colonisation et les religions venues d’ailleurs comme l’islam et le christianisme ? Que reste-t-il alors de la notion même d’identité ? Se pose-t-elle aujourd’hui en termes d’ethnie ou de nation ? Quel serait-alors le contenu de cette identité nationale ? Quel rôle peut-elle jouer aujourd’hui dans la reconstruction de l’État au Mali ? S’agit-il d’une crise d’identité nationale ou simplement d’une crise de l’État au Mali ?
Auparavant, revenons un moment à la question touarègue.
Il y a en réalité une sorte de théâtralisation mythique de la question touarègue. Elle fut essentiellement opérée par certains ethnologues européens qui ont souvent présenté le Sahara comme un espace réservé exclusivement à des populations nomades alors que l’essentiel de la vie dans ces grands espaces désertiques s’est toujours développé autour d’oasis où vécurent des siècles durant des populations le plus souvent sédentaires. Elles ont été toujours plus nombreuses que les populations nomades parcourant les espaces de transhumance et les routes commerciales. Et parmi les populations nomades, la composante touarègue a elle-même toujours été minoritaire. Le rapport du GRIP (Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix) du 22 mai 2012 estime que sur les 1,5 millions de touarègues, seulement 550.000 vivraient au Mali et 850.000 au Niger. Ils constituent à peine 10 % de la population totale partageant le même espace et n’ont jamais exercé un pouvoir politique quelconque au nom d’un État spécifique tout au long de l’histoire. Ils ont su d’ailleurs au fil du temps et pour la plupart d’entre eux, vivre en bonne intelligence avec les autres populations dans les différents pays de l’espace sahélo-saharien malgré les quelques rébellions successives qui furent souvent suscitées par des mains extérieures profitant des erreurs administratives des nouveaux États indépendants.
L’étude de André Bourgeot, anthropologue et chercheur au CNRS français, publiée en 2000, Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques (Niger), donne un aperçu assez complet de la question.
En analysant les fondements politiques et ethniques des tentatives françaises de création ou de recréation de l’OCRS, Bourgeot nous fait comprendre que « l’esprit qui a présidé à l’élaboration de l’OCRS dévoile une conception ethnique du territoire dont un des objectifs était de créer une barrière politique définissant une "chasse gardée française" susceptible d’éviter des contacts entre une Algérie qui avait engagé une guerre pour acquérir son indépendance et une Afrique noire traversée par l’opinion des leaders indépendantistes. Cette barrière ethnico-politique pouvait se dresser en jouant sur une série d’oppositions classiques telles que nomades et sédentaires, Touaregs/Arabes, Touaregs/populations noires et bien sûr Blancs/Noirs. À l’évidence, cette conception ethnico-territoriale, voire cette "arme ethnique" utilisée par les services français, ne pouvait qu’exacerber les relations interethniques déjà tendues.
Ces oppositions furent habilement et facilement utilisées par des services de la puissance coloniale. On se rappellera en effet que les gouvernements du Niger et du Mali actuel étaient essentiellement composés d’hommes politiques et de personnalités noires liées, au demeurant, à l’administration coloniale dont ils avaient été les principaux bénéficiaires. Il était donc aisé de dresser les "populations blanches", notamment les Touaregs, contre les pouvoirs émergents, d’autant qu’elles avaient été sensiblement marginalisées à l’époque coloniale.
Par delà l’opposition globale Arabes/Berbères et plus précisément Arabes/Touaregs, il importe de souligner que cette opposition n’est pas systématique. En effet, elle fluctue selon les conjonctures historiques et peut même se modifier en alliance conditionnée par des enjeux politiques dans lesquels l’opposition Noirs/Blancs devient déterminante. C’est ainsi qu’au moment des indépendances et à la faveur de la création de l’OCRS, une alliance s’était nouée au Mali entre Maures, notamment Kounta, et certains Touaregs, singulièrement les kel Antassar, soutenant une partition territoriale du Soudan (incarnée par l’OCRS) afin d’éviter d’être commandés par des Noirs. Cette même alliance resurgit au moment de la rébellion touarègue au Mali. »
Les propos de Bourgeot mettent en évidence ce que nous disions plus haut, l’exploitation systématique à des fins politiques des différences entre populations, leur aiguisement pour en faire des contradictions permanentes et de ce fait un facteur d’instabilité chronique servant les desseins des puissances extérieures et de leurs relais locaux actuels. On comprend mieux l’acharnement en Mauritanie contre les populations noires, les oppositions Hutus/Tutsis dans les pays des Grands lacs, les ravages causés en Côte d’Ivoire par la politique de l’« ivoirité » et bien d’autres théories funestes qui ont été à la base de bien des génocides tout au long de l’histoire de l’humanité. Les fondements des rébellions touarègues rappellent étrangement ceux de la politique d’apartheid en Afrique du Sud.
L’exploitation de la question raciale à des fins politiques apparaît comme une donnée permanente des rébellions à caractère ethnique. Dans son étude Bourgeot affirme que « l’opposition Noirs/Blancs permet de transcender les rivalités entre Arabes et Touaregs. Elle est efficiente et politiquement redoutable lors des crises politiques qui se manifestent aux moments des changements de pouvoir qui interviennent lors de l’affaiblissement sensible du pouvoir et de l’autorité d’État. Cette opposition s’appuie sur des phénotypes différents ; elle complète ou transcende, sur des bases explicitement racistes, l’opposition ethnique Arabe/Touaregs attirant les antagonismes ethniques. Que ce soit en Afrique saharienne ou saharo-sahélienne, les relations entre Blancs et Noirs, au gré des circonstances, n’ont pas cessé d’influer sur les rapports, les pratiques et les décisions politiques.
Ce n’est qu’à partir des années cinquante que la politique coloniale tend à privilégier les Touaregs en les intégrant dans l’armée et dans le corps du maintien de l’ordre. C’est peut-être aussi à cette époque que s’élabore et s’exerce une véritable politique coloniale à l’égard des populations nomades assimilées aux populations blanches et, finalement, réduites à dessein aux Touaregs blancs.
Par exemple, au moment des indépendances, lors de la formation de nouveaux États assortis de l’émergence d’une nouvelle élite politique ; au moment de la démocratisation des régimes lors des conférences nationales souveraines, on assiste à l’irruption des rébellions touarègues. »
Apparemment les rébellions touarègues cycliques ne semblent pas être accidentelles. Elles surgissent à des moments déterminés et semblent servir des motivations autres que simplement identitaires. D’où leur éventuelle manipulation par des constructions géopolitiques à l’échelle mondiale. Ces desseins politiques et leur vernis ethnique cachent mal des raisons plus profondes qui sont d’essence économique et géostratégique.
Bourgeot poursuit : « La naissance de l’OCRS, dont un des objectifs était d’unifier le Sahara afin de permettre aux capitaux français de fructifier, fut précédée par la création d’institutions multiples, d’organismes de recherche tels que, par exemple, le Bureau de recherche du pétrole (BRP), le Bureau de recherches minières de l’Algérie (BRMA) en 1945, par l’émergence d’associations de techniciens, notamment l’Association de recherches techniques pour l’étude de la mer intérieure saharienne et par la constitution de comités politiques tels que le fameux Comité du Sahara français fondé en 1951. »
Sur le plan des recherches minières, « des méga projets sont hâtivement élaborés, dont la création des “zones d’organisation industrielle africaines” (ZOIA) pour concevoir, coordonner et contrôler les programmes de prospection et de mise en valeur du Sahara. Les perspectives paraissent immenses. »
Pour ce faire, « les limites de l’OCRS, sur le plan géographique, concernaient les deux départements du Sud algérien (Saoura et Oasis), la partie saharienne des cercles de Goundam, Gao et Tombouctou au Soudan, ceux de Tahoua et Agadès au Niger et enfin, le Borkou, l’Ennedi et le Tibesti au Tchad. L’adhésion de la Mauritanie, du Maroc et de la Tunisie y était prévue. »
« La mise en œuvre d’une telle politique obligeait à trouver des élus qui soient favorables à l’amputation de l’intégrité territoriale ainsi qu’à celle des prérogatives politiques conférées par le statut d’autonomie. C’est ainsi qu’à la faveur du 28 septembre 1958, les autorités politiques françaises réussirent à écarter les opposants au profit des partisans du "oui" dont, au Niger, Diori Hamani, premier président élu, et Mouddour Zakara, chef touareg de Filingué dont les attaches avec les milieux OCRS sont bien connues. Il était considéré par G. Cusin, Haut commissaire de la République en AOF, comme "un des éléments nomades les plus valables de toute l’AOF" [lettre n° 280 du 15 janvier 1958, adressée au ministre de la France d’outre-mer]. Au Mali, on s’appuya par exemple sur Mohamed Ould Cheikh dit « le cadi de Tombouctou. »
« La guerre de libération en Algérie, l’arrivée au pouvoir de Modibo Keita au Mali et de Djibo Bakary au Niger constituèrent de sérieux obstacles à la nationalisation du Sahara dont l’importance économique et stratégique est évidente. »
Le spectacle donné par le septentrion malien et son extrême médiatisation actuelle cache mal une réalité plus nauséabonde qui ne concerne pas seulement le Mali. Il existe d’autres enjeux plus importants et bien au-delà.
Empruntons de nouveau à Bourgeot certains éléments de son étude. « En effet, pendant les années de rébellion, l’espace saharien nigérien a été le lieu de bien des trafics (armes, drogue, cigarettes). Il a fait l’objet récemment de menaces proférées par les Groupes islamistes armés algériens (GIA) sur le rallye automobile Paris-Dakar-Le Caire qui a dû annuler, le 11 janvier 2000, les étapes nigériennes prévues et procéder à un transfert aéroporté en Libye.
Il est aussi admis que certains éléments du GIA, surnommés "les Afghans", ont été formés par une agence de contre-espionnage pour lutter contre le communisme lors de la guerre entre l’Union soviétique et l’Afghanistan. Par delà les controverses engendrées par cette décision qui, selon les concernés, a nui à des intérêts privés et à l’image de marque du Niger, il convient de rappeler qu’à la fin de l’année 1998, la présence du GIA sur le territoire nigérien avait fait l’objet d’articles de presse. C’est ainsi que l’hebdomadaire Le Républicain, dans les deux premières livraisons du mois de décembre 1998, titrait : "Arrestation dans la communauté arabe. Un imbroglio politico-religieux" et "Démantèlement du GIA au Niger. Zones d’ombre". Dans ce dernier article, le journaliste s’interroge : "La région de Tamesna – à cheval entre le Mali, l’Algérie et le Niger – est-elle devenue une zone de prédilection des éléments du Groupe islamiste armé – GIA algérien ?" Répondant à la question, il poursuit : "L’opération engagée pour déloger les intégristes algériens et détruire leur base sur le mont Tazerzait où se trouvait également leur grotte a coûté la vie à quatre soldats nigériens dont un officier, le lieutenant Aboubacar Barmou Batouré." De telles précisions dans les faits sont éloquentes. À propos de ces "zones d’ombres", ce dernier numéro donne des éléments d’information sur la présence de l’armée algérienne en territoire nigérien.
Quoi qu’il en soit, il convient de mentionner qu’il s’agit d’éléments présumés GIA. En l’absence de preuves formelles, certains considèrent qu’il peut s’agir d’Arabes armés, issus de Comités de vigilance de Tassara (CVT). Ces comités ont été souvent présentés comme étant une émanation des autorités gouvernementales nigériennes de l’époque visant à contrecarrer la rébellion touarègue (1991-1996). »
Il est patent que, bien avant le Mali, le Niger a été le foyer initial du sanctuaire djihadiste. Pourquoi ce foyer initial a-t-il fini par s’implanter en territoire malien ? De quelles complicités a-t-il bénéficié ? Pourquoi la question touarègue est-elle devenue de nos jours un enjeu stratégique majeur ? Pourquoi représente-t-elle une menace majeure pour l’ensemble de la sous-région ? En quoi intéresse-t-elle l’Europe et les États-Unis ? Pourquoi est-elle perçue comme un danger pour leur sécurité et la stabilité du monde ?
En réalité les rébellions ethniques, un peu partout à travers le monde, n’ont jamais constitué une menace pour les intérêts stratégiques des Occidentaux. La plupart du temps, elles ont été suscitées ou accompagnées par leurs services spéciaux et les réseaux plus ou moins maffieux construits par leurs multinationales. On sait qu’au Biafra, en Angola, au Cabinda, au Congo, dans l’ex-Zaïre, au Liberia, en Sierra Léone et ailleurs, les guerres civiles ont fait la fortune des multinationales du pétrole et d’autres minerais stratégiques. Les industriels de l’armement y ont fortement prospéré. Aujourd’hui l’élément nouveau, ce sont les réseaux islamistes qui s’y sont greffés. Ils ont fait jonction avec toutes sortes de multinationales des trafics, drogues, cigarettes, otages, etc. Derrière le masque de la religion, on fait de juteuses affaires. De nouvelles puissances financières émergent à travers la crise généralisée du système capitaliste mondial et les nouvelles alliances stratégiques créées à l’occasion.
La société française Total, héritière de la fameuse ELF a pris une longueur d’avance. Avec le concours financier du Qatar, grand bailleur de fonds de la dernière grande expédition guerrière des Occidentaux en Libye, avec la complicité de l’État mauritanien selon les dernières informations du journal français Le Canard enchaîné, elle a pris des options sérieuses quant à la future exploitation des ressources pétrolières et gazeuses du Sahara. La présente rébellion touarègue ne trouverait-elle pas là son explication principale et la source principale du financement de son actuelle aventure ? Le rôle du MLNA ne serait-il pas de sanctuariser les espaces convoités par Total, le Qatar et d’autres y compris certains États voisins ? Ansar Dine, AQMI et les autres ne sont pas en reste. Les trafics de drogue, de cigarettes et autres qu’ils contrôlent profitent largement au système financier international.
Selon une étude de l’Université des Andes à Bogota, en Colombie, datant de 2011 et publiée le 2 juin dernier par le journal britanniqueThe Guardian, le négoce de la drogue enrichit principalement les banques américaines et européennes à 97,6 %. Seuls 2,4 % restent en Colombie. En 2008 cela a représenté 300 milliards de dollars pour les banques occidentales pour seulement 7,8 milliards de dollars pour les banques colombiennes. Jusqu’ici les politiques répressives des États occidentaux contre les trafics de drogue ont ciblé uniquement les maillons faibles et les intermédiaires mais jamais les systèmes financiers qu’ils engraissent à l’évidence. Et si Al Qaeda et AQMI n’étaient que des maillons du vaste réseau du trafic mondial de la drogue dont la prospérité serait justifiée par des complicités au sein même des appareils d’États à travers le monde ? Que rapporte aux banques occidentales les trafics de drogue et autres dans l’espace sahélo-saharien ? Quels profits en tirent AQMI et ses alliés touaregs ? N’est-ce pas là le véritable enjeu de la crise actuelle au Sahara ?
Il est manifeste que le développement gigantesque du trafic de drogue à l’échelle mondiale ne saurait se comprendre sans une certaine complicité des États un peu partout dans le monde. L’argent de la drogue n’a-t-il pas servi à financer certaines entreprises sécrètes de déstabilisation des États-Unis en Amérique latine ? Que dire aujourd’hui de l’espace sahélo-sahélien ? Des questions qui font froid dans le dos. La véritable raison de la chute de ATT ne serait-elle pas à chercher dans le fait d’avoir été happé et broyé par un système dans lequel il avait imprudemment mis le doigt par cupidité ? N’a-t-il pas été sacrifié pour protéger d’autres intérêts ? La rébellion touarègue n’est pas elle-même manipulée par des enjeux géostratégiques qui la dépassent ? Ne faut-il pas alors relire les "révolutions arabes" et l’actuel conflit en Syrie et les menaces contre l’Iran à la lumière de ces enseignements ?
Les régimes islamiques n’effraient plus l’Occident dès lors qu’ils acceptent de se mettre au service du capital financier international. L’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar, Bahreïn et autres pétromonarchies du Golfe arabique sont loin d’être des références en matière de démocratie. Mais qu’importe, les autocraties qui y ont cours ne dérangent point les démocraties occidentales. Ils sont devenus leurs alliés stratégiques. Seuls les dérangent les pays qui veulent s’affranchir de leur pesante tutelle. Saddam Hussein et Kadhafi l’ont payé de leur vie.
Ne faut-il pas situer la crise actuelle au Sahara comme la résultante des visées géostratégiques de l’Occident dans sa volonté de redessiner la carte du monde à son profit exclusif ? La crise des États dans le Sahel n’est-il pas la conséquence de leur nécessaire restructuration pour répondre à cette nécessité de domination du capitalisme mondial en crise ? Son renouveau, le dépassement de la crise financière mondiale actuelle ne commandent-il pas un nouvel impérialisme plus sanglant mais plus subtil qui masque son appétit féroce de domestication du monde sous des prétendus lutte de conquête démocratique en Afrique, au Moyen Orient et ailleurs. ATT a été sacrifié comme Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Égypte et d’autres encore. A qui le prochain tour ?
En définitive, derrière les crises identitaires et ethniques se cachent des luttes féroces pour le pouvoir. Derrière les enjeux de pouvoir se cachent des intérêts économiques patents. Aussi les crises qui menacent les États africains jusque dans leur existence même, comme celle que traverse le Mali, sont à analyser à travers les mêmes prismes. L’affaiblissement systématique de l’État par ATT fut une politique délibérée d’enrichissement rapide de son clan en toute impunité. Cette politique arrangeait la rébellion touarègue, ses soutiens extérieurs et en définitive le système financier international. Seule la partition de premier plan que veulent jouer Ansar Dine et son mentor Al Qaeda, perturbe le scénario initial. La défaite militaire et politique programmée du MLNA face à Ansar Dine et ses soutiens djihadistes internationaux inquiètent les Occidentaux qui se rendent compte de la perte envisageable de la maîtrise d’œuvre de leur projet de restructuration de l’espace sahélo-saharien et de sa nécessaire et brutale intégration au marché mondial.
Les interventions programmées dans le Sahara sous le mandat des Nations-Unies confiées aux armées africaines avec l’appui logistique des Occidentaux constituent la voie royale pour les États de la sous-région pour se faire harakiri. Ils paieront cher un jour leur naïveté tout comme ATT et prochainement le MLNA. La classe politique malienne n’y échappera pas non plus tant qu’elle continuera à se mettre à la remorque d’un système mondial qui à terme fera de nos États « mondialisés » une coquille vide et de nos indépendances une chimère. La « démocratie » qu’on nous servira ne sera qu’un oripeau pour masquer notre nudité absolue.
Le destin d’une feuille morte n’est-il pas de suivre la direction du vent ? Serait-ce le nôtre ? Sommes-nous en train de devenir des « feuilles mortes », ballottées par la tempête de la crise du capitalisme mondialisé ?
La réponse appartient aux peuples. Elle ne sera pas facile. Elle provoquera des torrents de larmes et de sang. Mais c’est dans la résistance conjuguée des peuples de toute la sous-région, des peuples d’Afrique, de la conjugaison des luttes des peuples du Sud et du Nord, leur solidarité, qu’ils arriveront à mettre en échec les visées géostratégiques actuelles du capitalisme mondialisé.
La crise actuelle au Sahel sera-t-elle l’occasion d’introduire des hérissons dans nos consciences assoupies ? Nous obligera-t-elle à un réveil brutal pour comprendre les enjeux cachés derrière les conflits d’intérêts, les luttes de classes antagoniques à l’échelle nationale et mondiale, les luttes pour le pouvoir qui balayent la région saharienne ?
L’incendie allumé par le MNLA consumera bien des choses, à commencer par le MNLA lui-même. Après le Mali, le Niger, la Mauritanie qui ne sera pas sauvée de sa complicité intime avec la France des multinationales. L’Algérie risque gros, elle aussi, si elle ne prend la mesure exacte du danger global qui nous guette tous. La situation au Sahel nous condamne à créer au-delà des États plus ou moins vendus à l’étranger, à construire des solidarités entre les peuples de la sous-région, à susciter la compréhension et la solidarité des peuples du Nord et du Sud, à fédérer toutes les luttes de résistance qui se déroulent çà et là, en vue de construire un monde nouveau, une humanité nouvelle, à mettre l’humain au centre d’une nouvelle civilisation à construire.
Telle est la mission historique qui incombe à notre génération. À nous de l’assumer ou de la trahir comme le disait si bien Fanon !
Pr Issa N’DIAYE
Issandiaye_flash@yahoo.fr
juin 2012
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