lundi 8 août 2016

5.4. État-nation du Sahel et citoyenneté à l’épreuve de la démocratie et de la mondialisation : l’exemple du Mali | Fondation Gabriel Péri

5.4. État-nation du Sahel et citoyenneté à l’épreuve de la démocratie et de la mondialisation : l’exemple du Mali | Fondation Gabriel Péri

Communication de M. Amadou Keita, juriste, politiste, Doyen de la faculté de Droit public de Bamako (Mali), au colloque du 19 juin 2012 "Quelles constructions politiques au Nord Mali face aux crises dans le Sahel ?"



La question de l’État, et plus spécifiquement de l’État-nation, est l’une des plus discutées en théories juridique, politique et même économique. En effet, le rapport entre l’État et la nation, l’État et les minorités nationales, le problème des frontières ont été le plus souvent au centre des préoccupations des spécialistes. Ainsi, selon Jean-Marc Siroën, dans la mesure où les États regroupent plusieurs nations et une nation peut relever de plusieurs États, l’État-nation, concept juridique et émanant du droit international « westphalien », n’existe que grâce au consensus des États-nations pour le définir, l’identifier et le reconnaître (Siroën, 2006).

Concernant l’Afrique, les controverses sur la question de l’État-nation n’ont pas manqué d’être soulevées (Kipré, 2005 ; Broohm, 2007). Avec l’avènement de la mondialisation et l’exacerbation de la crise financière et économique internationale, la question est revenue à l’ordre du jour. En effet, la situation internationale, se caractérisant par des crises multiformes (financières, économiques, sociales, alimentaires, sécuritaires, etc.) et l’émergence d’acteurs et de groupes d’acteurs disputant la suprématie des États, les anciens équilibres ont été rompus. De fait, les États-nations, partout et singulièrement en Afrique, se trouvent confrontés à des crises multiples.

Sur le plan politique, la mondialisation s’est caractérisée par un certain succès de la démocratie qui a gagné une bonne partie du monde jusque-là réfractaire à ce mode de gouvernance (Amérique Latine, Asie, Afrique). Les nouvelles démocraties africaines, à l’instar des autres, ont, pour reprendre les mots de Granger et Siroën, adopté ou amplifié des politiques d’ouverture commerciale et d’insertion à l’économie mondiale (Granger & Siroën, 2001).

Les conditionnalités de l’aide publique au développement, faisant désormais une part belle aux réformes démocratiques, ont mis en avant le respect des droits de l’homme et des groupes pouvant se trouver dans des situations de fragilité ou de marginalisation. De ce point de vue, les rapports entre les États et les individus ont dû être renégociés, remettant au goût du jour la question de la citoyenneté. Démocratie et citoyenneté constituent désormais des piliers de l’État-nation moderne africain.

Dans le cas du Mali, la trajectoire politique historique, marquée par de longues années de monopartisme et d’irrédentisme touareg, a influencé l’évolution institutionnelle du pays après l’insurrection populaire de mars 1991. La construction politique qui va se mettre en place et le processus, plus ou moins stable, malgré plusieurs limites, qui va le caractériser pendant vingt ans, feront dire à certains que le Mali est une « démocratie originale » où la transition démocratique issue des conférences nationales du début des années 90 se consolide (Bussi et al, 2009).

Aussi, le début des attaques du MNLA contre l’armée malienne dans le nord du pays, la débâcle militaire qui s’en est suivie et le coup d’État qui a renversé le régime du Président Amadou Toumani Touré, la stupeur passée, ont révélé au grand jour les crises qui secouaient le « modèle malien » qui, finalement, semble avoir été mal appréhendé par la plupart des spécialistes.

Cette communication se propose de soulever quelques interrogations sur la construction de l’État-nation démocratique au Mali à travers les questions de la citoyenneté, de la gestion institutionnelle de la crise du Nord à partir d’une approche qui a fait apparaître cette partie du pays comme un laboratoire et, enfin des liens entre la situation au Mali et la crise internationale dont le conflit libyen a pu être considéré comme une des manifestations.

La fabrique malienne de la citoyenneté : trois types selon trois Républiques

En accédant à l’indépendance, le 22 septembre 1960, le tout nouvel État du Mali, confiant dans l’avenir [1], le promettait radieux au peuple, un peuple de citoyens. Ainsi, dès le départ, l’État du Mali va se préoccuper de fonder les bases d’un rapport direct avec les populations. Et comme l’État colonial avant lui avec son propre peuple, l’État du Mali trouvera la solution dans la citoyenneté.

Cependant, en fonction des circonstances historiques et du type de société qu’elle voulait instaurer, chaque République donnera un contenu à la notion de citoyenneté. On verra donc se succéder les tentatives de fabrication des citoyens nationaliste, partisan et démocrate.

Le citoyen nationaliste de la Première République

Le type de citoyen voulu par la Première République était un citoyen nationaliste qui devait se substituer au sujet de l’ancienne colonie : un citoyen membre d’une Nation, celle que le nouvel État devait créer après quelques décennies de colonisation. Ce citoyen nationaliste devait être conscient de ses valeurs (historiques, morales, culturelles) dans ses rapports avec l’extérieur, mais devait également se sentir libre de toutes les pesanteurs internes, jugées archaïques et considérées comme un frein au progrès. Si la suppression de la chefferie cantonale relevait, comme cela avait été dit par les responsables de l’US-RDA, de la volonté de liquider les séquelles de la colonisation [2], la réorganisation de la chefferie villageoise avait surtout pour but de placer cette institution sous la dépendance de l’État, de façon à l’affaiblir davantage et à présenter les institutions étatiques comme ayant, seules, compétence générale de représentation de l’ensemble de la population [3]. Les structures d’encadrement du monde rural étaient également autant de moyens de neutraliser les structures traditionnelles [4].

En plus des institutions politiques et économiques de l’État, l’école devenait le lieu, ou plutôt le terreau, où devait fleurir la culture de la citoyenneté. L’histoire commune des différents groupes ethniques, incarnée par l’empire du Mali (qui donnera son nom au nouvel État) et les différents royaumes que le pays avait connus, le brassage social et culturel qui en résulta, étaient déjà une bonne base pour constituer le socle de ce projet politique et social. S’inspirant de l’enseignement de Jules Ferry [5] à propos de l’importance de l’école, les nouvelles autorités vont faire en sorte que l’enseignement véhicule l’idée d’un espace commun (le territoire malien), une culture commune (la culture africaine malienne) et des intérêts communs (un projet de société garantissant le plein épanouissement de chacun et de tous).

Comme son prédécesseur avec lequel il est lié par une sorte de filiation institutionnelle, l’État du Mali va donner une base juridique à cette volonté politique à travers la Constitution du 22 septembre 1960 dont l’article premier proclame que « la République du Mali est indivisible, démocratique, laïque et sociale. Elle assure à tous l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de race, de sexe ou de religion ». Cette proclamation de bonne foi et normale pour une République était en même temps une défiance pour les sociétés traditionnelles, leurs structures sociales et leurs droits. Son application équivalait à l’affaiblissement, voire à la destruction, de ces sociétés et de leur fondement, c’est-à-dire l’organisation communautaire avec sa conception du droit inégalitaire. Pour cela, l’allié principal de l’État sera l’individu (l’homme individu, la femme individu) qui rêvait déjà de s’affranchir des contraintes du groupe. S’il perdait une partie du soutien du groupe, l’État était désormais là pour le protéger.

Le citoyen projeté par le régime de l’US-RDA devait être un nationaliste, compte tenu du rôle historique et des objectifs qu’on lui assignait : l’édification de l’unité nationale. Ainsi, l’article 4 de la Constitution du 22 septembre mettait en garde : « tout acte de discrimination raciale ou ethnique, de même que tout propagande régionaliste pouvant porter atteinte à la sécurité de l’État, à l’intégrité du territoire de la République sont punis par la loi ».

Comme on peut l’imaginer, l’allusion à la discrimination ethnique et à la propagande régionaliste renvoyait à une question qui avait pris, en Afrique, le nom devenu diabolique de tribalisme. En effet, les antagonismes ethniques ou régionaux et même les conflits qui ont déchiré certains États africains aux premières heures de leur indépendance (on pense, par exemple, au Congo) faisaient craindre le pire pour tous les nouveaux États du continent. Le pays connaîtra d’ailleurs très tôt l’irrédentisme touareg. L’émergence du citoyen malien était appelée également à conjurer ce mauvais sort qui guettait l’État. De ce point de vue, l’État malien va se comporter comme tous les autres États africains. D’un côté, on va exalter les valeurs ancestrales, de l’autre l’ethnicité sera ravalée au rang de tribalisme, même si c’est, entre autres raisons, au nom de la revendication ethnique que les élites africaines vont engager le combat pour la décolonisation ; une revendication ethnique signifiant le rejet de l’aliénation culturelle au nom d’un passé autochtone valorisé, voire idéalisé (Coquery-Vidrovitch, 1983 : 58).

Si l’idée d’une certaine interdépendance et même d’une certaine convivialité a pu germer dans l’esprit des populations maliennes, on peut se demander si elle est le prolongement de la vie et des valeurs partagées dans les structures politiques pré-coloniales, ou si elle est liée à un sentiment de citoyenneté qui suppose, au-delà des liens juridiques, un lien affectif entre l’État et les personnes.

En tout état de cause, les actions des autorités de la Première République ne vont pas assurer une pleine adhésion à la politique du régime de Modibo Keita dont l’orientation socialiste, les difficultés au plan économique et surtout les exactions de sa milice, vont être à la source du divorce avec le peuple. Le coup d’État militaire du 19 novembre 1968, salué par une grande majorité du peuple, mettra un coup d’arrêt au processus de « fabrication » du citoyen nationaliste qui subissait un régime dont le caractère démocratique s’était amenuisé au fil des années [6].

Le citoyen partisan de la Deuxième République

Le Comité Militaire de Libération Nationale (CMLN), créé par la junte militaire qui avait pris le pouvoir à la suite du coup d’État, lança, dès son installation, comme slogans de ralliement du peuple, le respect des libertés publiques et la libéralisation économique. L’Ordonnance n°1 du 28 novembre 1968, qui tiendra lieu de loi fondamentale jusqu’à l’adoption de la Constitution du 2 juin 1974, proclamera à son tour le respect des libertés individuelles et la condamnation de toutes les formes de discrimination. Il y avait donc sur le plan de la proclamation formelle des droits de l’homme une continuité institutionnelle. La libéralisation économique, prônée par le régime militaire, renforcera cette croyance. Cependant, le CMLN, qui détenait tout le pouvoir étatique, entendait contrôler tous les aspects de la vie du pays qu’il régissait désormais par ses ordonnances. Cette tendance, déjà visible par l’accroissement progressif des pouvoirs de son président, sera, lorsque celui-ci aura réglé les contradictions internes du CMLN et créé un parti unique, renforcée par la soumission totale de l’ensemble du peuple aux structures de ce parti.

La Constitution du 2 juin 1974, si elle consacre un titre spécial aux droits et devoirs fondamentaux de l’homme et du citoyen, fait surtout du parti, l’Union Démocratique du Peuple Malien (UDPM), l’organe politique supérieur du pays. Ainsi, l’article 5 dispose : « Le Parti est unique. Il est l’expression de l’unité et de l’autorité politique suprême du pays ».

Après son congrès constitutif en 1979, l’UDPM va aussitôt encadrer toute la vie nationale. Pour comprendre sa conception de la société qui devait être édifiée au Mali, il faut se rapporter à la Charte d’Orientation Nationale et de Conduite de la Vie publique, adoptée en 1987 par les instances dirigeantes du parti. Ce document avait fait l’objet d’une grande campagne d’explication tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, dans les pays où vivaient de fortes colonies maliennes. La Charte expliquait que « l’UDPM propose au peuple malien la réalisation d’une société démocratique et juste. Dans ce cadre, la stratégie du parti est la détermination d’une voie de développement basée sur une économie indépendante et planifiée et un État de démocratie nationale. L’édification d’une économie nationale indépendante implique, comme préalable socio-historique, l’existence d’un État de démocratie nationale qui est, par essence, le pouvoir politique organisé des masses laborieuses acquises à un développement indépendant et progressiste… » (p.77). Pour atteindre cet objectif, « l’activité des autres institutions s’accomplit suivant les directives et sous le contrôle de l’UDPM. Ainsi, tous les organes de l’État mettent en œuvre la volonté du parti, se conforment à ses décisions et sont responsables de toute leur activité devant lui » (p. 107-108). Tout cela n’était possible qu’avec des militants conscients de leurs devoirs. Le parti devait donc mener des actions pour « cultiver chez le militant le souci de se former et de s’informer en permanence sur les objectifs d’action, les principes et la pratique du parti, d’éveiller chez le militant le refus de la passivité » (p. 105). Le citoyen, c’était avant tout le militant. Les droits et les devoirs du citoyen étaient ceux du militant. L’existence d’un syndicat unique des travailleurs, d’organisations uniques des femmes et des jeunes, tous affiliés au parti unique, renforçait la mainmise du parti sur l’ensemble des citoyens.

La constitutionnalisation de l’UDPM et l’interdiction pour les opposants de créer d’autres partis politiques faisaient théoriquement de tous les Maliens les membres du parti unique. Aussi, seul le militantisme actif était la clé pour ouvrir les portes des structures politiques et administratives et l’occupation de postes de responsabilité. Même pour les scolaires, l’obtention des bourses d’études à l’extérieur allait être subordonnée à la présentation de la carte de l’unique organisation des jeunes.

La Charte d’Orientation Nationale et de Conduite de la Vie publique, théoriquement, n’avait pas une valeur juridique formelle. Mais, puisqu’elle s’imposait aux militants du parti (donc à tout le peuple malien) et le parti était la première institution de l’État déterminant l’action des autres institutions complètement soumises à lui, l’amalgame était donc possible.

La Deuxième République, comme la Première, n’a pas réussi à susciter l’adhésion des populations à sa politique. Les nouvelles formes d’inégalité, nées de la corruption et du clientélisme politique et la grande misère de larges couches des habitants du pays, vont sonner le glas du régime de parti unique qui sera balayé par le soulèvement populaire de mars 1991. En fait, on en était arrivé à un État à la fois étranglé par un nœud de contradictions, dépourvu de légitimité et incapable de répondre aux sollicitations de la société (Diarrah, 1990 : 65).

Le citoyen démocrate de la Troisième République

Aucune autre République au Mali, avant la Troisième, n’avait dû son avènement au prix du sang versé par le peuple. Ceci explique qu’à la Conférence Nationale, organisée du 29 juillet au 12 août 1991, à l’image de celles d’autres pays comme le Bénin, la préoccupation essentielle des participants sera d’instaurer une démocratie véritable [7]. C’est en effet de sa soif que la nouvelle République a germé (Konaré, 2000 : 127). La démocratie était donc posée en termes de défi pour la Troisième République (Bagayogo, 1999 : 29). C’est ainsi que le projet de constitution élaboré par la Conférence Nationale instaurera le multipartisme et proclamera avec force la garantie des droits de la personne humaine. La Constitution adoptée par référendum et promulguée le 25 février 1992 consacre son premier titre (24 articles) « aux droits et devoirs de la personne humaine ».

Les débuts de la Troisième République vont être marqués par des discours sur l’égale participation de tous à la gestion des affaires publiques et le respect des droits des personnes qui sont en réalité entendus comme les droits des individus, même si le Mali a adhéré à la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, à laquelle la Constitution du 25 février fait référence dans son préambule. En fait, cette allusion aux droits des peuples vaut surtout pour ce que les Africains entendent exiger dans leur rapport avec d’autres.

Pour ce qui concerne les rapports entre les nationaux à l’intérieur du pays, la Constitution de la Troisième République entend garantir les droits de chacun. Ainsi, elle proclame en son article 2 que « tous les Maliens naissent et demeurent libres et égaux en droits et en devoirs. Toute discrimination, fondée sur l’origine sociale, la couleur, la langue, la race, le sexe, la religion et l’opinion politique est prohibée ». Ayant posé ceci, la Constitution décline tous les droits et les libertés des personnes assorties des limites imposées au pouvoir de l’État. Comme on le voit, on est au cœur de la citoyenneté, car une fois encore l’État va se proclamer seul garant des droits de l’individu. Mais, comme si les citoyens avaient appris à se méfier de l’État avec les deux premières Républiques, la Troisième assistera à une éclosion d’organisations de toute nature pour revendiquer tous les droits que peut promettre un État. La prolifération des associations est devenue telle que le texte colonial qui les réglementait est devenu obsolète, obligeant les autorités politiques à adopter un nouveau texte [8].

Ces organisations dont la création est nécessitée par l’organisation sociale proposée par l’État et fondée sur des citoyens abstraits se révèlent en fait sinon comme des avatars du moins des substituts des groupes qui existaient dans les sociétés traditionnelles. De ce point de vue, les citoyens maliens ne font que ce que font les citoyens de tous les autres États, devant trouver de nouvelles formes d’organisation collective fondées sur les nombreux critères d’appartenance à différents groupes et susceptible de garantir leurs nombreux droits face à l’État.

La Nouvelle République, tirant sa légitimité de la forme démocratique de son instauration, confère une très grande responsabilité au citoyen qui devrait avoir une conscience aiguë de démocrate. Les institutions démocratiques qui découlent de la Constitution du 25 février 1992, le multipartisme intégral, la charte des partis politiques et le statut de l’opposition, sont autant de facteurs politiques et juridiques qui devraient concourir à cela. Le mythe fondateur de cette République, le soulèvement populaire du 26 mars 1991, est commémoré chaque année autant par l’État que par le mouvement dit démocratique pour perpétuer cette conscience démocrate. La démocratie, au-delà de ce qu’elle est réellement, doit combler l’espérance même d’une vie meilleure (Burdeau, 1966 : 9). Elle se voit donc octroyer une signification extrêmement riche qui en fait une philosophie, une manière de vivre, une religion et presque accessoirement une forme de gouvernement (idem).

Quoique l’on dise, la citoyenneté, dans toutes les sociétés, postule la soumission à l’ordre instauré par l’État. On peut donc dire que l’individu, libéré du groupe, était aussitôt soumis à l’État disposant désormais du « monopole de la violence physique légitime » (Weber, 1959 : 101). Cependant, la soumission à l’ordre de l’État devrait être compensée par les conditions d’une vie meilleure que celui-ci offre aux citoyens. Or, l’État postcolonial n’est pas arrivé à moderniser les sociétés africaines et créer les conditions d’une vie décente pour les populations. Cette faillite politico-économique de l’État, conjuguée avec les avatars du mode d’organisation traditionnel, contribue à façonner un « citoyen » dont les rapports à l’État est des plus ambigus.

Ceci explique l’une des crises de l’État-nation au Mali qui a également dû affronter à plusieurs reprises les velléités sécessionnistes d’une partie des Touaregs considérés comme membres de la nation multiethnique malienne. La réponse que la Troisième République donnera à cette question pourrait être considérée comme une sorte d’expérimentation institutionnelle.

Le Nord du Mali démocratique : une zone d’expérimentation institutionnelle ?

Le Nord du Mali est le plus souvent évoqué en mettant en avant sa spécificité tenant, entre autres, à la configuration géographique, à la diversité ethnique, etc. Ceci, toute proportion gardée, pourrait également être évoqué pour le Sahel occidental. En réalité, la spécificité du Nord repose en grande partie sur l’existence d’une population touarègue revendiquant depuis les premières heures de l’indépendance une certaine autonomie. Depuis janvier 2012, ces revendications ont culminé pour déboucher sur une partition du pays et une déclaration d’indépendance de la République de l’Azawad.

Pourtant, forte de sa légitimité démocratique, la Troisième République a tenté de canaliser ces revendications pour les gérer dans le cadre des institutions démocratiques. Au-delà, un certain nombre de conventions ont été signées avec les représentants des mouvements rebelles et des organes ont été mis en place pour la gestion des problèmes spécifiques du Nord.

Des documents juridiques qui appellent des interrogations

Depuis la rébellion de 1991 jusqu’à la mutinerie du 23 mai 2006, dans le but de résorber le conflit ou de gérer ses conséquences, des textes sont intervenus avec des conséquences juridiques modifiant le paysage institutionnel à la fois des régions du Nord et du pays tout entier. Dans un pays où, en matière juridique, l’exception…est devenue la règle depuis longtemps, on pourrait penser que l’État du Mali est dans sa logique habituelle. Mais le fait que ces textes touchaient des domaines sensibles, les institutions administratives et même l’armée, incitait à plus de circonspection.

Il faut rappeler que si les Maliens saluaient la fin de la rébellion du début des années 90 avec la signature du Pacte national, le 11 avril 1992, quelques mois après celui de Tamanrasset, ils s’interrogeaient en même temps sur la portée de ce document. Celui-ci en effet, prévoyait l’allègement du dispositif militaire dans les trois régions du Nord qui devaient bénéficier d’un statut particulier et une intégration progressive des rebelles dans l’armée nationale. La théorie de la spécificité du Nord venait donc d’être officialisée et pouvait préfigurer la succession des évènements qui ont abouti au partage du territoire national et à la proclamation de l’indépendance de l’État de l’Azawad. En réalité, en même temps qu’il offrait un semblant de paix à l’État-nation dans ses relations avec une de ses composantes, le Pacte national mettait à mal sa consolidation. Si le projet de statut particulier des régions du Nord a été dilué dans la réforme de la décentralisation, l’allègement du dispositif militaire et l’intégration des anciens rebelles, qui devaient être le symbole de l’unité nationale, ont créé un malaise qui s’est progressivement transformé en blessure béante au cours des rébellions successives et notamment après les attaques de janvier 2012.

Une des spécificités du Nord a été également révélée avec la Lettre circulaire n° 627 du 22 mars 1993 qui créait les Collèges Transitoires d’Arrondissement (CTA) dans les trois régions du Nord. Ces organes, comprenant les notables des différentes localités, avaient été créés suite au repli des administrateurs territoriaux des zones de conflit. Les CTA, qui annonçaient avant l’heure les conseils communaux dans ces zones, étaient chargés de statuer sur les affaires intéressant la vie des populations. Leurs actions étaient coordonnées par des équipes mobiles qui, elles, étaient subordonnées au Commissariat au Nord rattaché à la Présidence de la République. Comme on peut le voir, la création des CTA par une lettre circulaire tranchait avec les dispositions légales en la matière.

D’une spécificité à une autre, l’Accord d’Alger, signé le 4 juillet 2006, à la suite des attaques du Mouvement du 23 mai 2006, prévoyait une gestion de la situation de Kidal. Cet accord aussi n’a pas manqué de susciter des interrogations quant à certains aspects. Il s’agit, par exemple, de la création d’un Conseil Régional Provisoire de Coordination et de Suivi, à côté de l’Assemblée régionale, organe découlant des textes de la décentralisation. Sur le plan militaire, l’accord prévoyait également la création, en dehors des zones urbaines de Kidal, d’unités spéciales de sécurité, rattachées au commandement de la zone militaire et composées essentiellement d’éléments issus des régions nomades.

Des organes et projets taillés sur mesure

Le traitement de la spécificité a également occasionné la mise en place d’organes et de projets pilotés au niveau national. On pense ainsi au Commissariat au Nord, longtemps rattaché à la Présidence de la République. Ceci devait démontrer combien les premiers responsables du pays tenaient à cœur la gestion des affaires intéressant le Nord du pays. Cette structure laissera la place à l’Autorité pour le Développement Intégré du Nord (ADIN) qui donnera à son tour naissance à l’Agence pour le Développement du Nord (ADN).

Plusieurs projets spécifiques de développement ont également été mis en place. On pense notamment au Projet Décennal de Développement des Régions du Nord (PDDRN) et au dernier qui était en cours d’exécution au moment du début des attaques de janvier 2012, le Programme Spécial pour la Paix, la Sécurité et le Développement des régions du Nord (PSPSDN).

Évoquer l’expérimentation dans le contexte du Nord du Mali revient à s’interroger sur la place des documents ayant servi de base à la gestion des différentes crises du Nord et de certaines institutions dans les ordonnancements juridiques et administratifs. Au-delà, il s’agit d’interroger la stratégie adoptée par l’État du Mali pour gérer cette situation. Lorsqu’on considère, par exemple, le Pacte National et l’Accord d’Alger, on peut dire que la différence entre eux, du point de vue de l’opportunité politique, réside dans le fait que le premier est intervenu dans un contexte de fin de régime. Il y avait, à défaut d’un vide juridique, une situation propice à des prises de décisions audacieuses et à l’instauration de structures non prévues par les textes qui, du reste, étaient appelés à être changés. Quant au second, il montrait tout simplement la faiblesse de l’État qui n’était pas arrivé à mieux gérer la situation depuis la fin de la rébellion de 1991.

L’exacerbation de la crise économique internationale et le conflit libyen ayant entraîné la chute de Kadhafi, ont montré toute la fragilité de l’État-nation malien, notamment dans ses rapports avec sa composante touarègue.

La crise de l’État-nation du Mali après le conflit libyen : quelques prémisses annonciatrices

Pour beaucoup de Maliens, la résurgence de la rébellion en janvier 2012 n’était pas une surprise. Celle-ci résidait plus dans la débâcle de l’armée et la prise des trois régions du Nord. Pour certaines personnes, des prémisses existaient déjà, avec les recherches pétrolières et l’installation par AQMI de sa base arrière dans le Nord du pays.

La malédiction des ressources naturelles : une thèse valable pour le Mali ?

Les pays du Sahel sont dotés de ressources naturelles, parmi lesquelles les substances minérales et les ressources foncières sont les plus convoitées. Il est évident que la crise économique et la course pour les réserves énergétiques sont en train de dessiner un nouveau rapport sur la scène mondiale qui ne pouvait pas ne pas toucher les pays du Sahel, y compris le Mali.

Ayant longtemps pratiqué la « monoculture » de l’or, le Mali entendait en tirer des revenus nécessaires au développement économique du pays. S’il a désenchanté sur ce point, les revenus tirés de l’exploitation aurifère constituent néanmoins une partie non négligeable du budget d’État. Sur le plan social, les zones minières, hormis quelques petites tensions toujours rapidement gérées, ne connaissent pas de conflits qui caractérisent certains pays à cause de l’exploitation du pétrole, du bois, etc. Les recherches pétrolières qui se sont intensifiées dans le Nord sous le régime de Amadou Toumani Touré, faisaient craindre la radicalisation de certains anciens rebelles ayant compris les possibilités de capture de rente de l’exploitation pétrolière qui se profilait. Pour beaucoup de citoyens maliens, le déclenchement de la nouvelle rébellion et la proclamation de l’indépendance de l’État de l’Azawad procèdent de cette stratégie.

Le débat, sans connaître, loin s’en faut, l’ampleur de celui en cours dans certains pays, pour lesquels on peut évoquer le « paradoxe de l’abondance » formulé par Terry Lynn Karl (Karl, 1997), a commencé au Mali avec les acquisitions foncières de grande envergure, notamment dans la zone de l’Office du Niger. Au Nord du pays, la découverte éventuelle du pétrole est de plus en plus perçue sous l’angle de la malédiction des ressources. C’est ainsi qu’à tort ou à raison, la France est accusée d’avoir passé un marché avec le MNLA pour appuyer ses revendications indépendantistes ou, au moins, autonomistes moyennant des contrats de recherche et d’exploitation pour des sociétés françaises. La théorie du complot refait surface ici, couplée à la malédiction des ressources.

Les avatars de la mondialisation dans le Sahel : mobilité des ressources humaines versus mobilité des djihadistes

L’un des paradoxes de la mondialisation, en ce qui concerne les pays en développement, notamment ceux d’Afrique, est leur marginalisation en termes de part dans le commerce mondial et de mobilité des ressources humaines. Ceci est d’ailleurs bien visible en considérant les étapes de la mondialisation selon l’OCDE : l’internationalisation à travers le développement des flux d’exportation ; la transnationalisation par le développement des flux d’investissement et les implantations à l’étranger ; la globalisation via la mise en place de réseaux mondiaux de production et d’information, au moyen notamment des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Si les maîtres-mots de la mondialisation, à savoir la libre-concurrence, la compétitivité économique, le placement du capital là où il rapporte le plus, la délocalisation de la production là où elle coûte le moins cher, etc., contribuent davantage à marginaliser les pays africains, ils participent tout de même activement aujourd’hui au cyberespace mondial. L’existence du cyberespace a pu être considérée comme une cause d’affaiblissement des cultures nationales. Sans nier cela, on constate également qu’il est devenu un moyen pour beaucoup de minorités ethniques en Afrique de donner une visibilité à leur culture, mais également de poser des revendications irrédentistes.

Dans le même temps, le processus qui consacre la fin de l’ordre westphalien, a vu naître des groupes financiers, industriels, criminels, terroristes, etc., pouvant se mouvoir avec une facilité déconcertante à l’intérieur des États et entre les continents. Dans les États africains à faible capacité de régulation, les frontières poreuses sont loin d’être des limites de souveraineté. La situation est encore pire dans le Sahel où des vastes espaces sont totalement incontrôlés par les États. C’est ce contexte qui a favorisé le mouvement d’AQMI entre les États avant de trouver une base arrière au Mali à cause de la politique laxiste de l’ancien Président Amadou Toumani Touré.

La mondialisation, en enlevant les entraves à la circulation des marchandises et des capitaux, a donc plus profité à la mobilité des réseaux de criminalité qu’à permettre aux citoyens sous-éduqués des pays en développement dont ceux du Sahel de se déplacer.
La conséquence immédiate pour le Mali a été la partition de son territoire, la mise à mal de l’unité nationale et la remise en cause de la construction de l’État-nation qui devra, à l’issue de cette épreuve, trouver une forme de vivre-ensemble plus adaptée et plus conforme aux aspirations des différentes composantes.

En guise de conclusion : Une politique sous régionale d’inclusion des minorités ethniques

La tragédie que vit le Mali aujourd’hui a été vite considérée par les pays de la sous-région de l’Afrique occidentale, y compris par ceux qui ne sont pas dans le Sahel, comme grosse de conséquences pour la stabilité et la cohésion des États. Les différentes expériences de construction de l’État-nation ont montré leurs limites et même les dangers qu’elles recèlent souvent.

La situation de fragilité que connaissent ces États, exacerbée par la crise économique et financière internationale, ne leur permet pas de satisfaire les besoins cruciaux des citoyens et des groupes. Sur le plan politique, la difficile gestion de l’héritage colonial n’a pas permis aux États de trouver une bonne posture de gouvernance malgré les processus d’intégration régionale et les politiques de décentralisation. On comprend d’ailleurs mieux pourquoi ces deux processus stagnent dans la sous-région.

Malgré l’existence de groupes ethniques vivant dans plusieurs pays, il a toujours manqué une véritable politique régionale de gestion de cette réalité. Les conflits récurrents entre les communautés vivant dans deux États sont gérés « politiquement » au niveau bilatéral. Les solutions n’ont le plus souvent aucune prise sur le terrain. Ceci explique donc la récurrence de ces conflits.

Concernant précisément la question touarègue au Mali, sa résolution était devenue l’apanage de l’Algérie et de la Libye à cause de leur suprématie politique, militaire, financière dans la zone. La non implication de la Mauritanie, du Niger et du Burkina Faso a constitué un problème dans la mesure où certains de ces pays abritent aujourd’hui des représentants des mouvements rebelles du Mali.

En considérant tout cela, il convient d’adopter une véritable politique sous-régionale en direction des minorités, y compris touarègue. Cette politique devrait avoir comme objectif immédiat de chercher à résoudre les problèmes socioéconomiques spécifiques des minorités, mais, dans le long terme, à les inclure dans la construction politique sous-régionale comme toutes les autres composantes nationales des États-nations. Ceci commande de donner plus de souffle aux processus de décentralisation et d’intégration qui permettent de desserrer ce qui apparaît pour certaines composantes comme un étau de l’État central.


Références

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- Burdeau (Georges), La démocratie, Paris, Édition du Seuil, 1966.
- Bussi M., Lima S. et Vigneron D., « L’État-nation africain à l’épreuve de la démocratie, entre présidentialisation et décentralisation : l’exemple du Mali », L’Espace Politique [En ligne], 7 | 2009-1, mis en ligne le 30 juin 2009, Consulté le 14 juin 2012. URL :http://espacepolitique.revues.org/i...
- Coquery-Vidrovitch C., « À propos des racines historiques du pouvoir : "Chefferie" et "Tribalisme" », in Pouvoirs, n° 25 (« Les pouvoirs africains »), 1983, p. 51-62.
- Diarrah, C.O., Mali : Bilan d’une gestion désastreuse, Paris, l’Harmattan, 1990.
- Granger C. & J.-M. Siroën, 2001, « La démocratie est-elle favorable à l’ouverture ? », Économie internationale, 88, pp. 59-76.
- Karl T.L., The paradox of Plenty : Oil Booms and Petro-States, Berkeley, University of California Press, 1997.
- Kipré Pierre, « La crise de l’État-nation en Afrique de l’Ouest », inOutre-terre, n° 11, 2005, p. 19-32.
- Konaré A. B., L’os de la parole, Paris-Dakar, éditions Présence Africaine, 2000.
- Siroën Jean-Marc, « L’État-nation survivra-t-il à la mondialisation ? », in (P. Berthaud et G. Kébadjian, éds.), La question politique en économie internationale, Paris, La Découverte, 2006, p. 297-312.
Notes
[1] L’hymne national du nouvel État et toujours en vigueur évoque un peuple fidèle au « destin » du Mali et « résolu de mourir » pour lui. Il exalte un peuple dont « les champs fleurissent d’espérance » et « les cœurs vibrent de confiance ».

[2] La résolution de politique générale du 5ème congrès de l’US-RDA, tenu en août 1958, mentionnait : « Considérant que la Chefferie de canton est une séquelle du régime colonial aboli, le Congrès estime que cette institution doit disparaître de l’organisme administratif du Territoire et prescrit à la Direction de l’Union Soudanaise et au Gouvernement d’adapter cette réforme aux particularismes locaux » (in P. Campmas, 1978, p. 225).

[3] Voir la loi n° 60-3/AL-RS du 7 juin 1960 fixant l’organisation territoriale de la République du Mali qui avait divisé le pays, selon des critères économiques, en 6 régions (Kayes, Bamako, Sikasso, Segou, Mopti et Gao) subdivisées en 42 cercles et 200 arrondissements. Les arrondissements, créés à la place des cantons, regroupaient les villages.

[4] L’encadrement du monde rural qui va être adopté et dont on va dire qu’il se fonde sur les réalités de la société malienne, aura comme point d’ancrage le village pour remonter jusqu’au niveau central. Il sera ainsi conçu sur la base de l’organisation territoriale et administrative du pays. Il avait surtout pour caractéristique de favoriser la diffusion de la propagande de l’US-RDA dans les milieux ruraux et d’assurer de ce fait la mainmise du parti sur les paysans. Les structures suivantes seront créées : au niveau des villages, les Groupements Ruraux de Production et de Secours Mutuel (GRPSM) ; au niveau des arrondissements, les Groupements Ruraux Associés (GRA) et au niveau des cercles, les Sociétés Mutuelles de Développement Rural (SMDR), instituées par l’administration coloniale finissante et réaménagées par une loi après l’indépendance.

[5] Ministre de l’Instruction publique de la France de 1879 à 1883 et fervent partisan du colonialisme.

[6] On pourrait rappeler ici encore l’épisode de la Révolution active qui avait précédé le coup d’État et qui avait vu l’Assemblée nationale se saborder pour laisser le plein pouvoir au Bureau politique de l’US-RDA qui avait mis en place les Comités de défense de la Révolution, devenus désormais organe de direction du pays.

[7] Après la chute du régime de Moussa Traoré, à la suite du soulèvement populaire parachevé par des officiers de l’armée, un organe transitoire de direction du pays, le Comité de Transition pour le Salut du Peuple (CTSP), fut créé par les officiers, les représentants de la société civile, organisés en une Coordination du mouvement démocratique et les représentants du mouvement de la rébellion touareg. C’est le CTSP qui convoquera la Conférence Nationale par l’Ordonnance n° 91-017 du 12 juin 1991 en lui fixant les objectifs suivants : examiner l’état de la Nation, élaborer un projet de constitution et adopter un Code électoral et une Charte des partis (art. 1er du Règlement intérieur de la Conférence Nationale). Les participants à la Conférence étaient les représentants des diverses organisations socioprofessionnelles, de l’armée, des partis politiques qui venaient de se former, des ordres professionnels et des maliens de l’extérieur.

[8] Le décret de 1954 a été abrogé et remplacé par la loi n° 04-038 du 5 août 2004 relative aux associations.

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