lundi 8 août 2016

2.3. Quelles formes d’organisation et de gestion du politique et dans quels cadres institutionnels au Mali ? État-nation, fédéralisme, confédération de territoires autonomes ? | Fondation Gabriel Péri

2.3. Quelles formes d’organisation et de gestion du politique et dans quels cadres institutionnels au Mali ? État-nation, fédéralisme, confédération de territoires autonomes ? | Fondation Gabriel Péri



Communication de M. Mohamed Amara, docteur en Sociologie, Laboratoire Centre Max Weber de Lyon, au colloque du 19 juin 2012 "Quelles constructions politiques au Nord Mali face aux crises dans le Sahel ?"



Même si le raccourci est un peu rapide, on peut considérer que la complexité des enjeux sociopolitiques au Mali, et plus particulièrement dans les régions Nord du Mali, émerge de la difficulté de l’État malien à faire exister, stabiliser un esprit démocratique (un idéal démocratique) comme l’aurait suggéré Alexis de Tocqueville [1], qui montre le rôle du peuple et des mœurs dans le maintien de la démocratie.

Certes, la démocratie malienne est jeune (la révolution de 1992, la perpétuelle crise de l’école malienne depuis les années 90), mais elle s’est sans cesse fragilisée depuis une dizaine d’années faute d’être ancrée dans l’organisation sociale traditionnelle, et faute également d’une articulation entre cette dernière et le pouvoir hérité de la colonisation. Malgré leur bonne volonté, les différents pouvoirs n’ont pas réussi à faire émerger cet esprit démocratique. Peut-être parce qu’ils n’ont pas su inventer leur démocratie, celle du Mali.

Alors, on peut se poser les questions suivantes : quelles formes politiques inventer ou réinventer ? Quelles articulations entre gouvernance démocratique et gestion de l’État ?

La politique doit être un mode d’organisation du monde. Elle doit permettre de rationaliser les débats d’idées, de se préoccuper de la vie dans la cité. A condition que ces réflexions améliorent les rapports de cohabitation, les rapports humains entre les citoyens.

Comme citoyen, je remarque qu’il y a des inégalités au Mali qui produisent des dérives (dégradation de l’environnement, insignifiance du débat politique, donc un monde « désenchanté »).

Mettant la recherche au service des biens communs et de la demande sociale, le chercheur que je suis préfère obéir à des considérations militantes plutôt que politiciennes, utilitaires… Même si l’écart est parfois grand entre la rigueur scientifique (présenter une analyse argumentée) et l’engagement du citoyen, qui doit mettre en avant ses opinions, ses inquiétudes, ses indignations…, lorsqu’il s’agit de traiter des questions qui nous touchent au plus profond de nous, comme les crises (rebellions touaregs, coup d’État) au Nord du Mali.

Et pourtant, la sociohistoire des populations des régions Nord du Mali montre la richesse de la cohabitation entre Sonrhaï, Touaregs, Peulhs, Bozos, Bambara… par l’échange, « des prestations et des contre-prestations » (Marcel Mauss, 1924). A titre d’exemple, le bétail est échangé contre des produits alimentaires entre les Sonrhaïs et les Touaregs, comme le lait du Peulh échangé contre le poisson du pécheur. C’est une logique du don qui a structuré les rapports entre ces différentes populations, et qui de plus en plus est mise à mal par les logiques libérales. Il ne s’agit pas là d’un échange exclusif de biens et de richesses, mais aussi des civilités (politesses, rite du turban chez les Sonrhaï comme chez les Touaregs, des foires hebdomadaires, partage des zones de pâturages) qui engagent les différentes communautés, et évitent au fond le conflit tel que le Mali le vit aujourd’hui. Ces civilités, ces sociabilités donnaient à voir les réalités socio organisationnelles des différentes populations.

En ayant en tête ce contexte structurel et social, je vais présenter le déroulé de mon intervention en deux temps : 1. Quelles formes d’organisation retrouve-t-on au Nord du Mali, quelles articulations entre ces formes d’organisation et la gestion politique ? 2e et dernier temps : Pourquoi ces modes d’organisations ne permettent pas l’émergence d’institutions fortes, indépendantes démocratiques, d’organisations symboles, garantes de l’esprit démocratique et citoyen, même dans des moments difficiles.

1. Quelles formes d’organisation retrouve-t-on au Nord du Mali, quelles articulations entre ces formes d’organisation et la gestion politique ?

Je pense que le sociologue, aussi instrumentalisé soit-il, est traversé par une morale politique, donc il est engagé. Même si sa fonction première est de critiquer, construire, analyser, participer à la construction du social.

Cela dit, si je m’intéresse à l’organisation, c’est pour mieux comprendre les freins au changement au Mali : instabilité politiques, fragilité démocratique, rébellion, présence de mouvements islamistes fanatiques. Mais qu’est-ce qu’une organisation ? L’organisation : « évoque avant tout un ensemble de rouages compliqués, mais parfaitement agencés. Cette horlogerie semble admirable tant qu’on l’examine seulement sous l’angle du résultat à obtenir : le produit qui tombe en bout de chaîne. Elle change en revanche radicalement de signification si on découvre que ces rouages sont constitués par des hommes. Elle devient alors le [cauchemar des temps modernes] » [2]. L’organisation est donc le supplice des temps modernes, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un groupe, qui est cet espace mouvant « sur lequel se projettent plusieurs logiques différentes… » (Michel Crozier Erhard Friedberg : 2001 : 41).

Et je pourrais dire qu’aujourd’hui au Mali, les rouages sonrhaïs, bambaras, touaregs, peulhs…, sont un peu de cet ordre, parce que les individus ne se sont pas appropriés les organisations dans ces sociétés-là, qui ressemblent à des organisations à « solidarité mécanique » (Émile Durkheim : 2007). Ces dernières se sont beaucoup transformées suite à la colonisation, aux échanges commerciaux entre le Maghreb et ces régions du Nord (Gao, Kidal et Tombouctou), mais aussi entre ces dernières et les régions Sud du Mali.

Pour comprendre ces organisations, le modèle de lecture que je propose est le suivant : le changement de modèle socio organisationnel. Il (le changement) provoque de la résistance, de la peur, comme partout, au regard des différentes logiques qui prévalent dans la région. Par exemple, la peur d’être exclu du système, de perdre son honneur, et la réforme avortée du « code de la famille et des personnes » en 2009 illustre bien ces résistances. Il a été retoqué par le président Amadou Toumani Touré sous la pression des organisations musulmanes, représentées par le Haut Conseil islamique du Mali, quand bien même il a été voté par l’Assemblée nationale.

L’Assemblée nationale du Mali est devenue une caisse de résonance pour l’État où les députés votent toutes les lois, qu’elles soient régressives ou progressistes, car il n’existe quasiment pas d’opposition. Ce qui ne fait pas avancer le débat démocratique.

Pour contextualiser, lorsque l’Assemblée nationale a voté la réforme du code de la famille et des personnes, elle avait cru renforcer les principes fondateurs d’une République laïque, qui met à égalité les citoyens en droit et en devoir. Sauf que les mentalités socioreligieuses ne se représentent pas les réalités sociales de la même façon. Les organisations religieuses sont descendues dans la rue en mobilisant la population à ses côtés, et sachant bien que l’islam est la religion majoritaire au Mali, pour faire pression sur le président de la République de l’époque Amadou Toumani Touré ; lequel a fini par céder en leur faveur en renvoyant la réforme à une nouvelle lecture.

Cet exemple démontre qu’il y a donc un travail de délimitation à opérer entre le politique et le religieux pour que l’État conforte la laïcité au Mali, un des principes fondateurs de la République. Je pense que l’articulation entre le social et le politique nécessite une rupture entre le religieux et le politique, rupture ô combien difficile tellement la gestion politique s’enrobe de rationalité absolue, au lieu d’aller vers la prise en compte des réalités plurielles.

Des réalités qui motivent les populations du Nord comme celles du Sud à gérer leur environnement immédiat (famille, village, chefferie traditionnelle…), ce dans quoi ils se reconnaissent.

La décentralisation a travaillé dans ce sens : déléguer le pouvoir, faire participer les populations locales à la création des règles. Malheureusement, elle n’y est pas arrivée. Du coup, les inégalités économiques, sociales, géographiques, se sont creusées ; ce qui peut être une des causes des rébellions touaregs, aggravées par le « capitalisme sauvage » (Marianne Debouzy : 1972). Les revendications de conditions de vie meilleure, de constructions d’infrastructures ont été longtemps mises en évidences par les dissidents touaregs pour justifier leur lutte. Si le constat est vrai, cela ne légitime par leurs actions et les moyens déployés. Ce combat met de plus à mal les populations touarègues qui sont confondues avec ces rebelles. Aujourd’hui, ces rebellions ont pris une nouvelle tournure depuis les attaques du début d’année 2012 (Ménaka, Aguelhoc, contrôle des grandes villes du Nord). Ce nouveau visage, c’est l’entrée en scène des groupes islamistes (Ansar eddine [3], Mujao [4]) présents dans la bande sahélo-saharienne, qui prônent une application de la charia envers et contre tout. Cette idéologie fanatique rend quasiment impossible toute transformation sociale, d’un point de vue démocratique. Elle est un frein à une gestion conjointe et fédératrice de l’État et des populations locales, et exclue l’ensemble des groupements sociaux qui ne se reconnaissent pas dans cette vision erronée de l’islam, mais aussi les individus d’autres confessions religieuses ou d’autres croyances.

Aujourd’hui, s’interroger sur ce qui peut se passer dans ces sociétés, c’est aborder tout simplement la logique gestionnaire de la politique, qui a abouti à une sorte « d’isomorphisme organisationnel », de « maladie » (De Gaulejac : 2009). Cette logique gestionnaire a créé des inégalités entres les populations, et a placé certains individus dans une extrême fragilité, précarité (économique, sociale, politique..).

Ainsi, le Mali s’est retrouvé dans une situation d’extrême fragilité à toutes les échelles du pouvoir, et en particulier au niveau des institutions dans lesquelles le citoyen se reconnaît peu ou prou.

Ce qui m’amène au deuxième et dernier temps de mon intervention.

2. Pourquoi ces modes d’organisations ne permettent-elles pas l’émergence d’institutions fortes, indépendantes démocratiques, des organisations symboles, garantes de l’esprit démocratique, et d’un esprit citoyen, même dans des moments difficiles ?

Dans une situation d’urgence politique et d’insécurité (pillage de l’hôpital de Gao, difficulté de passer le brevet des collèges à Gao, comme à Tombouctou…), les institutions maliennes ont montré leurs limites, et les crises maliennes en sont une parfaite illustration. Elles n’ont pas su aller vers une égalité politique, même si « L’égalité politique n’est que la pointe émergée de l’iceberg démocratique. Elle est la plus voyante, la plus revendiquée, mais en fin de compte le couronnement marginal d’une gestation inconsciente, involontaire par l’histoire humaine d’un nouvel animal politique : l’homo democraticus » [5] (De Tocqueville : 2008 : 18).

On voit bien que le danger, ce n’est pas l’égalité, vous vous en doutez, mais les extrémismes de tous bords, les réactions irrationnelles (produits du manque de vigilance) qui structurent ces différentes crises. Pour pallier ces crises, il est important de construire des institutions fortes.

Entendue comme « ce qui est institué… » [6], l’institution, c’est l’« ensemble des structures fondamentales d’organisation sociale » comme l’éducation, comme le mariage. Pour moi, l’institution ne se laisse pas définir sociologiquement par son contenu juridique, mais plutôt par les contraintes qu’elle institue. Et c’est à travers ces contraintes qu’elle devient intéressante à analyser, de comprendre son rôle dans la fabrication du citoyen.

Mais, pour revenir au cas malien, il se trouve que depuis les années quatre-vingt-dix (avènement de la démocratie avec la chute du pouvoir militaire), les différents pouvoirs maliens ont été prisonniers des grands idéaux politiques et théoriques sans chercher à trouver un compromis entre l’institution « projetée » et l’institution « incorporée ». De mon point de vue, la capacité d’un peuple à faire une gradation, un pas, se situerait dans sa capacité à incorporer, à être affilié à une valeur, un idéal démocratique véhiculé par les institutions scolaires, familiales… Et cela a manqué au Mali.

S’il y a un échec des différentes politiques maliennes à s’approprier l’esprit de la décentralisation, il est à rechercher dans son incapacité à fédérer les Maliens du Nord et du Sud autour d’un projet commun : se sentir Malien avant tout, prendre en main leur propre devenir à l’intérieur d’un cadre institutionnel. Cet échec est aussi à rechercher du côté d’une quasi-absence de confrontation d’opinions, de pratiques organisationnelles pouvant permettre de démêler le millefeuille de l’institution qu’elle soit politique ou familiale. A titre d’exemple, si le nationalisme corse est étouffé, malgré ses tentatives de légitimation d’une stratégie d’opposition à l’État et de conquête du pouvoir en s’appuyant sur des thèmes de « communauté et d’identité culturelle » (Vanda Dressler - Holohan : 1982) c’est parce que la gestion politique de ce phénomène est maîtrisée, contrôlée et débattue.

Profitant de la crise de légitimité étatique provoquée par le coup d’État du 22 mars 2012 du capitaine A. Haya Sanogo, les groupes rebelles et les islamistes se sont accaparé les trois régions du Nord (Kidal, le Gao et Tombouctou), soit plus de la moitié du territoire malien. Loin d’être un facteur démocratique, le coup d’État était l’action d’un groupe d’individus qui a confisqué le régime démocratique. C’est le pouvoir du citoyen qui a été mis en cause.

Il me semble que dans cette course pour le monopole de la légitimité des groupes en présence dans le Nord du Mali, que certains essaient de faire passer comme un projet conforme aux traditions locales à tort, se dessine une cristallisation des rapports entre les Peulhs, les Sonrais, les Touaregs, alors qu’ils vivaient en harmonie. C’est ce que l’anthropologue André Bourgeot appelle « l’ethno territorialisation » [7], une conception ethnique du territoire qui peut créer des tensions interethniques.

Dans ces moments difficiles de l’histoire du Mali, en tout cas dans le contexte actuel de rareté des denrées alimentaires, de ravitaillement et de difficile fréquentation des marchés ruraux et urbains par les populations locales sous peine d’être racketté, l’émergence d’un esprit démocratique est difficilement envisageable.

Pour finir, les crises maliennes en tant que telles ne sont que la face cachée d’une défaillance démocratique, sinon comment peut-on imaginer l’imposition de la charia dans un pays qui a toujours vécu un islam modéré, et de surcroît laïc ? Où se situe la frontière entre le religieux et le laïc, quelle relation entre les deux ? Comment calquer un modèle islamiste sur une réalité empreinte de pratiques coutumières, de traditions… ?

Au regard des réalités que le terrain nous offre, dans la situation actuelle du Mali, le modèle fédéral ne convient pas, et donc je pense qu’il serait intéressant d’aller vers une décentralisation intégrale, à savoir une déconcentration des pouvoirs, articulée aux réalités socio - organisationnelles locales.

Merci de votre attention.


Bibliographie

- HAMAPATE BA Amadou. Il n’y a pas de petites querelles, nouveaux contes de la savane. Paris : Pocket, 2006.
- BOURGEOT André. Sahara : espaces géopolitiques et enjeux stratégiques (Niger). Paris : Autrepart (16), 2000
- CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. Paris : Seuil, 2001.
- DEGAULEJAC (de) Vincent. La société malade de la gestion - Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Points, 2009.
- DRESSLER-HOLOHAN Vanda. "Commune, communauté et nationalisme en Corse". In Peuples Méditerranéens, 1982, N°18
- DURKHEIM Émile. La division du travail social. Paris : PUF, 2007.
- FRAZER Nancy. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. Paris : La découverte, 179 P
- HONNETH Axel. La société du mépris : vers une nouvelle théorie critique. Paris : La découverte, 2008.
- HONNETH Axel. La lutte pour la reconnaissance. Paris : Les éditions du CERF, 2007.
- MAUSS Marcel. Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Paris : PUF, 2008, 248 P
- TOCQUEVILLE (de) Alexis. De la démocratie en Amérique. Paris : Bréal, 2008, 125P
- WEBER Max. Le savant et le politique. Paris : Plon, 1969, 230P
Notes
[1] TOCQUEVILLE (de) Alexis. De la démocratie en Amérique. Paris, Bréal, 2008

[2] CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. Paris : Seuil, 2001. P.41

[3] Ansar eddine : mouvement islamiste, prônant l’application de la charia

[4] MUJAO : Mouvement pour l’Unité et le Jihad en Afrique de l’Ouest

[5] Tocqueville avait posé dans La démocratie en Amérique la pensée suivante : L’inertie de l’homo démocraticus se traduit par une désaffection démocratique et par la dégradation de l’esprit public. Les individus des temps démocratiques sont infantilisés par un pouvoir qui prend en charge la satisfaction de leurs besoins. On sent poindre une critique de l’État-Providence. Plus largement, Tocqueville pense que l’individualisme conduit à une perte des vertus civiques.

[6http://www.cnrtl.fr/etymologie/inst...

[7] BOURGEOT André. Sahara : espaces géopolitiques et enjeux stratégiques (Niger). Paris : Autrepart (16), 2000

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