mercredi 17 février 2016

La Question touarègue : Un silence éloquent

Paroles d'Experte - Agadez-Niger

La Question touarègue : Un silence éloquent

Le Gouvernement nigérien déclarait récemment que "dans un cadre où toutes les possibilités d'expression sont garantics aux Nigériens, à titre individuel comme à titre collectif, il n'est nul besoin de recourir aux armes pour faire valoir ses revendications" (Les positions et propositions du Gouvernement, Le Républicain, 21 avril 1994). C'est pourtant dans ce même pays, le samedi 24 Septembre 1994, à Agadez, que l'armée a jeté deux grenades sur la foule qui assistait à un concert organisé par le parti de l'UDPS-Amana, dont les membres sont en majorité touaregs. Cette formation politique représente le courant favorable à des solutions négociées du problème touareg. Elle n'est ni interdite, ni clandestine, bien que ses candidats aient été empêché, par arrestation, de se présenter aux dernières élections. Le bilan de cette intervention militaire est de 6 morts et 3 blessés.
Du côté malien, du 7 au 20 septembre 1994, les parachutistes aidés des "Gandakoy", miliciens qu'ils ont formés et armés, ont à nouveau massacré dans le Gourma, entre Rharous et Douentza, des centaines de civils, et en particulier des femmes et des enfants. La tâche s'est poursuivie au mois d'octobre avec l'élimination des habitants d'un village touareg situé au nord de Gao dans des représailles que le premier ministre malien, M. Keita, a qualifiées lui même de "pogrom". Une véritable entreprise "d'épuration ethnique", dénonce l'Association des Réfugiés et Victimes de la répression de l'Azawad. Cependant, hormis quelques articles dans des journaux associatifs, une pétition lancée en juin par l'association belge Supportgroup for Indigenous Peoples et les propositions de résolution présentées au Parlement Européen par la délégation française des Verts ainsi que par le Groupe du Parti des Socialistes Européens, ces agressions sur des civils depuis 1990 n'ont nullement été médiatisées. Pourquoi ce silence et pour quoi règne-t-il en particulier dans la presse française plus muette encore sur cette question que ses homologues malienne et nigérienne ?
Personne n'ignore que les faits qui définissent une situation dans un espace et un temps donnés ne sont jamais relatés de façon totalement objective. Cependant, en recoupant les choix partiels opérés par les différents observateurs, on peut toujours tenter de se faire une opinion sur les réalités décrites. Que dire lorsqu'aucune des occurrences ne se croisent et que la disparité entre les discours est telle que l'on est en droit de se demander s'il s'agit bien des mêmes événements? De fait, les informations concernant le pays touareg donnent lieu à une véritable schizophrénie de langage. Par exemple, au sujet de la situation qui prévaut du côté malien, dans les régions touarègues du fleuve, un abîme existe entre d'une part les voix faibles bien que persévérantes des observateurs de terrain (Touaregs, associations humanitaires, médecins) qui au cours de ces derniers mois ont dénoncé dans des lettres et des communiqués restés, malgré leurs efforts, confidentiels, l'exécution par l'armée et la milice Gandakoy de plusieurs centaines de civils innocents - en produisant la liste des victimes avec leurs noms, âges et activités professionnelles - et, de l'autre côté, les voix puissantes, omniprésentes et officielles des grands média qui n'ont jamais fait mention de pogroms, certains évoquant abstraitement des "sévices" non chiffrés, dont les initiateurs agiraient en situation "d'auto défense", ce qui confère par ailleurs un tout autre sens aux événements (dans ce cadre sont souvent renvoyées dos à dos les exactions dûes aux militaires ou aux milices para-militaires et celles imputées aux groupes arrnés touaregs et maures).
Pour donner un exemple précis, dans la première optique, le village touareg de Ber à 60 kilomètres de Tombouctou aurait été "rasé" en juin par les militaires maliens engagés dans la "chasse aux peaux rouges", 150 de ses habitants, hommes, femmes, enfants, auraient été exécutés sur place, les autres auraient fui, beaucoup seraient morts de soif et d'épuisement dans le désert; seuls 30 enfants recueillis par la Croix Rouge auraient été sauvés. Dans la deuxième version aucune allusion à des faits semblables, rien qui permette seulement de soupçonner ce genre de situation. Enfin, parachevant l'idéologie de ce long mutisme, un tout récent article du Figaro (Mali: la guerre oubliée des Touaregs, 2 décembre 1994) n'hésite pas à inverser le rôle des acteurs du drame en imaginant que Ber est un village de noirs sédentaires qui aurait été attaqué par des rebelles touaregs.
Comment interpréter ce double langage et comment analyser la disparition - vérifiable - de centaines de civils touaregs et maures depuis 1990? S'agit-il de "bavures" qui échapperaient aux autorités -- dans ce cas pourquoi ne sont-elles pas sanctionnées? -- ou au contraire cette répétition de violences à l'égard de civils fait-elle véritablement partie d'une logique et d'un programme politiques? La lecture comparée de documents émanant des autorités gouvernementales, d'articles de la presse malienne, nigérienne et internationale, et enfin des manifestes de la milice songhay Gandakoy met en évidence certains principes communs qui structurent le discours dominant sur la question des Touaregs. Le premier postulat affiché est "qu'il n'y a jamais eu un monde touareg uni, ni politiquement, ni économiquement", comme l'exprime entre autres l'historien nigérien D. Hamani dans un texte repris par le Document de base du Gouvernement du Niger pour servir aux négociations avec la rébellion (avril 94). Le corrolaire de cette appréciation est que les nomades n'auraient par définition aucun "territoire". Ils seraient des "hommes de nulle part", comme le formule par exemple l'hebdomadaire Jeune Afrique du 28 juillet 1994, reprenant à son compte la confusion si fréquente entre errance et nomadisme. Ces thèses, particulièrement en honneur depuis la naissance des fronts arrnés touaregs, sont largement utilisées par les autorités politiques pour prouver le caractère "illégitime", "irrecevable", "inacceptable", des revendications autonomistes exprimées au nom de la communauté touarègue. Cette perspective prive de tout sens politique les mouvements de rébellion en les réduisant à des "actions isolées et libertaires" suivant un schéma largement en usage à l'ère coloniale.
Développés par les miliciens Gandakoy, qui se sont autoproclamés "Maîtres de la terre", ces principes vont s'exprimer ainsi : "Les nomades du nord sont des peuplades errantes, sans patrie, sans Etat, venues du désert en tribus minuscules". La solution est alors de les ramener à leur état initial: Peuplades errantes ils étaient, peuplades errantes ils resteront... en passant à l'acte: "Balayons toute présence nomade de nos villes et villages, de nos terres même incultes... Refoulons les nomades dans les sables de l'Azaouad... Organisez-vous, Armez-vous, Levons l'armée du peuple qui seule peut abattre l'ennemi" (La Voix du Nord, numéro 0, non daté)
Sous jacent à ces thèses, se profile le dogme évolutionniste, selon lequel les nomades représentent un stade primitif du développement de l'humanité, qui se caractérise par une série de "manques": manque de rationalité économique, manque d'organisation politique, manque de conscience politique, manque d'unité et d'homogénéité, manque d'idée de nation, manque de civisme, manque de civilisation... Ainsi, symboles mêmes de la barbarie, les Touaregs sont présentés comme des esclavagistes. Cet argument, qui a servi notamment à pourvoir l'entreprise coloniale d'une légitimité "humanitaire", est largement repris aujourd'hui au sujet des Touaregs et des Maures, au prix d'une amnésie gommant l'esclavagisme des sociétés voisines -- Songhay, Peuls, Bambara, Haoussa... -- comme de la majorité des sociétés africaines, qu'elles soient nomades ou sédentaires. Cette accusation sélective va permettre de rationaliser et de justifier les violences contre les Touaregs et les Maures. Dans le langage de la milice, qui assimile rebelle, bandit et touareg, le discours devient: "Les rebelles-bandits armés sont des racistes, des esclavagistes... . Le banditisme est l'état normal d'un tamachek. Ils sont un corps étranger dans le tissu social"... (La Voix du Nord).Cette rhétorique reprend largement les arguments développés au début du siècle par l'occupant français en butte à la résistance touarègue. Par exemple, le Commandant Bétrix en 1908 dans son plan de "Pénétration touareg",définit les Touaregs comme "une race qui est une non valeur sociale". Dans le Rapport politique du Cercle d'Agadez de septembre 1916, on peut lire également que "les Touaregs n'ont pas plus de raison d'exister que n'en avaient jadis les Peaux Rouges. Malheureusement, le climat du désert et l 'être fantastique qu'est le chameau nous créent des obstacles que n'ont pas connu les Americains".
Ainsi, dans le sillage des discours et des pratiques coloniales d'il y a près d'un siècle, le Mali et le Niger donnent actuellement libre cours à une idéologie sommaire, nationaliste et raciste, qui reprend envers les Touaregs tous les poncifs servant à stigmatiser l'ennemi de la nation. L'analogie est trop frappante pour ne pas être soulignée entre ce schéma et celui élaboré par l'antisémitisme européen qui dresse le portrait du juif errant, apatride, transnational, agent des puissances étrangères, prédateur, voleur, asocial, racialement taré... . Soulignons que cette propagande populiste s'adresse à un électorat frustré par la crise économique, politique et sociale et par la faillite actuelle de ces Etats où les militaires prennent de plus en plus de poids dans la gestion du pays. La perspective évolutionniste, enfin, sert à légitimer les violences contre les "ennemis du progrès", en développant l'idée, à la façon de Spencer, du passage d'un état incohérent, indéfini, primitif (le nomadisme, le tribalisme) à un état cohérent, défini et évolué (la sédentarisation, l'Etat-nation). Dans une perversion du langage démocratique, des notions telles que pouvoir d'Etat, légitimité, démocratie, égalité, modernité, sédentarité" sont autoritairement amalgamées et opposées à la série "rébellion, hors la loi, féodalisme, tribalisme, esclavagisme, archaïsme, nomadisme". Sur ce terreau s'érige une véritable doctrine de la violence, tandis que le recours à la terreur, pratiqué par l'armée et les milices, est toléré ou même encouragé par les gouvernements.
Les enjeux. L'intérêt des autorités politiques du Mali et du Niger à minimiser ces exactions de l'armée et des milices para-militaires est facilement cernable. En effet, dans les deux Etats, le problème touareg est devenu le fer de lance de la bataille politique. Les partis d'opposition comme de la majorité basent leur crédibilité sur la résolution de cette question. Ainsi au Mali, I'ancien réseau au pouvoir - de Moussa Traoré jusqu'à Amadou Toumani Touré, soutenu par une grande fraction de l'armée, se prononce pour une riposte militaire au "désordre touareg" et a financé la création de milices dites d'auto-défense qui jusqu'ici ont préféré s'attaquer aux civils plutôt qu'affronter les rebelles armés. De même, au Niger, la coalition gouvernementale minorisée par la démission récente du PNDS, résiste mal à la montée du MNSD, ancien parti unique, qui a fait de la résolution du conflit touareg son cheval de bataille. Or, dans les deux pays, des accords ont été à plusieurs reprises signés et resignés entre les fronts armés touaregs et le gouvernement, notamment en avril 1992 du côté malien, et le 6 octobre 1994 du côté nigérien. Tout ce qui tendrait à prouver que les accords de paix ne sont qu'un emballage creux est donc soigneusement proscrit par la presse gouvernementale, tandis que l'opposition et les courants rivaux au sein des partis au pouvoir s'évertuent au contraire à dénoncer les dysfonctionnements des accords. Cependant, cet échec aux solutions négociées n'est attribué qu'à un seul des protagonisles: les Touaregs, sans que le rôle de l'armée ou des milices ne soit jamais mis en cause. Les gouvernements en place font les frais de cette critique qui démontre leur impuissance à ramener la paix civile.Le silence français ne devient interprétable à son tour qu'en le rapportant au rôle politique actif que joue le gouvernement dans cette question. Pas seulement en tant quc "facilitateur" ou médiateur des accords de paix, mais surtout comme initiateur de stratégies politiques et militaires où l'on reconnait les solutions mises en oeuvre au cours de la "pacification coloniale"...Ainsi, des chefs "convenables", c'est-à-dire suffisamment maléables pour se plier à la raison d'Etat, vont être imposés et au besoin créés, en les dotant de moyens logistiques importants et en écartant tous les représentants des courants politiques dissidents.L'idée est que la force militaire et les intérêts individuels comptent davantage pour obtenir l'adhésion des combattants que l'autorité morale et la légitimité politique.En milieu touareg, le rôle de ces "chefs" modelés pour mettre de l'ordre dans la rébellion et signer des accords de paix moyennant compensations financières et promesses de postes administratifs est assimilé sans hésitation à celui des auxiliaires et des notables nommés par les autorités coloniales et reconduits dans leurs fonctions au moment des indépendances.Les attaques qui depuis le début du conflit ont systématiquement ponctué chaque signature d'accord ne constituent-elles pas un cuisant désaveu de ceux qui se déclarent "représentants" de la rébellion? Diviser pour régner est une stratégie également mise en oeuvre avec la tentative de tribalisation des fronts armés de l'Aïr et de l'Azawar au Niger ou de l'Azawad au Mali. Enfin, la résurgence des goums -- suivant le principe que "l'on ne brûle le bois qu'avec le bois" -- est à l'ordre du jour: le général Huchon, chef de la mission de coopération militaire française a été chargé de créer au Mali une "garde nomade" à dos de chameaux, composée pour l'essentiel de Touaregs et de Maures (le PNUD financerait la mise en place de ces unités spéciales), mesure associée à l'envoi de coopérants militaires français. Cette politique néo-coloniale a des relais au niveau humanitaire avec, par exemple, "l'Association touarègue", domiciliée à Paris, qui bénéficie d'un budget de plusieurs millions de francs et semble si proche des autorités françaises en charge du dossier touareg que ses membres empruntent tout naturellement les avions militaires français pour se rendre "sur le terrain" ou encore se retrouvent systématiquement sur tous les lieux de négociation. Cette association qui n'a de touareg que son Président, Mano Dayak, interlocuteur privilégié de la France, Président du CRA (Coordination de la Résistance Armée), s'emploie à promouvoir l'image de son leader-prête nom et, plus largement, oeuvre pour que les points de vue touaregs divergents sur la question ne puissent s'exprimer (ainsi, lors d'un récent colloque au Massachussets Institute of Technology de Boston du 5 au 9 octobre 1994 sur le thème "Niger et démocratie", l'Association Touarègue a exercé une insistante pression sur l'organisatrice, Barbara Worley, non seulement pour que ses représentants soient invités à la rencontre, mais surtout pour empêcher la venue de Touaregs "non autorisés" et stigmatisés comme "extrémistes").Afin d'aboutir à un règlement rapide de la question touarègue, l'Algérie, après quelques vélleités d'indépendance, et le Burkina Faso, pays qui chacun contiennent une minorité touarègue, coopèrent aujourd'hui étroitement avec la France. Une cellule d'observation pour le suivi des accords récemment signés à Ouagadougou entre les représentants touaregs du CRA et le gouvernement nigérien a été créée. Il est prévu dans ce cadre qu'une trentaine de militaires algériens et burkinabé rejoignent leurs homologues français déjà installés à Agadez depuis le mois d'octobre. Moins consensuel et, par ailleurs accusé de vouloir internationaliser le problème touareg, le Mali tente actuellement un rapprochement avec la Lybie, elle-même marginalisée, pour couper les axes de ravitaillement, de repli et d'exil aux Touaregs.
Enfin, dans l'orbite de la Mauritanie, autre pays de refuge pour des milliers de civils touaregs et maures, on observe que seul le FIAA, Front Islamique et arabe de l'Azawad, a été autorisé à revendiquer une identité religieuse et ethnique qui correspond à celle d'Etats partenaires de la Ligue Arabe. En revanche, la dimension touarègue n'a eu qu'une émergence éphémère dans l'appellation des fronts armés et a été partout gommée au profit de dénomina tions géographiques régionales (Azawad, Aïr, Azawar) qui ne contrarient pas la définition nationale des Etats concemés.
Dans l'enchevêtrement bien huilé de ces bruits et de ces silences, la société civile touarègue est la grande perdante: aucune voix, aucun écho, aucun murmure, aucune représentation ne lui échoit. Elle est absente comme si déjà elle n'existait plus.

Copyright © Hélène Claudot-Hawad / La République des Lettres
jeudi 1 décembre 1994

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