dimanche 26 janvier 2014

La Gloire des imposteurs: «On nous a volé le Mali» - maliweb.net

La Gloire des imposteurs: «On nous a volé le Mali» - maliweb.net
               
Boubacar Boris Diop et Aminata Traoré, le 14 janvier à Paris. Ariane Poissonnier/RFI
Boubacar Boris Diop et Aminata Traoré, le 14 janvier à Paris.
Ariane Poissonnier/RFI
L’opération Serval, déclenchée il y a un an par la France au Mali, est la principale cible des critiques d’Aminata Dramane Traoré et de Boubacar Boris Diop dans La gloire des imposteurs, que les deux intellectuels viennent de publier.Mais c’est loin d‘être la
seule : le dogme néolibéral imposé de l’extérieur, l’insuffisant désir de souveraineté des élites locales, l’incapacité des intellectuels d’Afrique à penser la logique globale de domination sont quelques-unes des autres cibles de cet essai parfois crispant et excessif, mais à la sincérité tonique.

« On nous a tout simplement volé notre pays, Boris. Je suis Malienne et je dis haut et fort qu’on nous a volé le Mali, sous prétexte de le protéger des djihadistes. » Sous la plume d’Aminata Traoré, cette affirmation est la thèse centrale de La Gloire des imposteurs – Lettres sur le Mali et l’Afrique, le livre que l’ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali cosigne avec l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop. Et la femme politique de continuer : « La vérité est que ceux-ci n’auraient pas fait régner la terreur à Kidal et encore moins à Konna si Nicolas Sarkozy, encouragé en coulisse par un certain Bernard-Henri Lévy, n’avait pas cru devoir mettre la Libye à feu et à sang en faisant fi des tragiques conséquences, parfaitement prévisibles, de son activisme. Personne ne songe à demander des comptes à ces deux-là, ne serait-ce qu’au regard du chaos dans lequel est tombé Benghazi qu’ils prétendaient sauver. Pardonne-moi de revenir sur cette dimension de la crise. Tout le monde la dit «  malienne  », mais je tiens à faire remarquer que notre pays a été plutôt soufflé par la violence des ingérences occidentales dans le «  printemps arabe  »

La 49è intervention militaire française en Afrique
Quelques pages plus loin, François Hollande, successeur de Sarkozy à l’Elysée, se voit ironiquement félicité par Boubacar Boris Diop : « Le compatriote de Talleyrand a sûrement éprouvé le même sentiment de fierté pour son aisance à faire passer la 49è intervention militaire française en Afrique pour un acte de pur altruisme. De toutes les puissances européennes, la France est la seule à n’avoir jamais pu se résigner à décoloniser et l’opération Serval va évidemment la conforter dans cet entêtement. » Et le romancier sénégalais d’écrire la formule qui donne son titre au livre : « Serval, c’est l’imposture dans toute sa splendeur, l’imposture dans toute sa gloire : le succès a dépassé les plus folles espérances des stratèges ».

Editions Philippe Rey
Editions Philippe Rey
Pour autant, habitués l’un et l’autre à essuyer les critiques, les auteurs ne manquent pas de balayer devant leur porte. « Comment en sommes-nous arrivés à ce que je propose de nommer la déraison Serval ?, s’interroge Boubacar Boris Diop. Chacun de nous doit se poser la question en son âme et conscience. Nous les intellectuels, après nous être institués, avec notre habituelle arrogance, les porte-paroles de nos peuples, nous les avons tout simplement égarés. […] L’inquiétant, c’est que le peuple malien n’ait pas eu le choix ou, plutôt, qu’il ait eu à choisir entre des barbares déchaînés et une occupation étrangère si corrosive et subtile qu’elle en devient indolore. On tombe toujours dans le même piège : il y a les bons et les méchants, et sans même nous demander comment il se fait que les premiers appartiennent toujours au même univers culturel, nous crions haro sur Mugabe, Saddam Hussein, Gbagbo et Kadhafi.Certains de ces politiciens arabes ou africains se sont souvent montrés d’une cruauté incroyable, et personne évidemment n’est à l’aise pour les défendre. Mais justement : s’agit-il de prendre parti pour eux ? Certainement pas. Comme toi, j’ai été ulcéré par les exactions commises chaque jour par les narcoterroristes au Nord-Mali. Je sais aussi que la situation était telle que le Mali et toute l’Afrique n’avaient d’autre solution dans l’immédiat que de s’en remettre à la France pour les déloger. Pourtant, ce qui aurait dû être une simple alliance de circonstances revêt une signification stratégique qui ne devrait pas nous échapper. […] Sans une armée digne de ce nom, aucun pays ne compte vraiment.»

« Les mains nues, à la boucherie »

Pendant que l’auteur sénégalais ne se fait pas d’illusion sur l’utopie que représente la création d’une « armée pour toute l’Afrique »sa correspondante détaille l’état de déliquescence avancé de celle du Mali, « gravement affectée par les coupes budgétaires des années 80 ». Aminata Traoré affirme que les dignitaires du régime, auxquels des quotas sont réservés, les revendent aux tarifs suivants : « 2 millions de F CFA pour une place dans le cycle officier », entre« 250 000 et 500 000 pour devenir sous-officier ou soldat ». Pour autant, elle ne jette pas la pierre aux soldats maliens, mais rend plutôt hommage à leur courage, sans cacher sa « grande colère contre ceux qui les ont envoyés, les mains nues, à la boucherie ».

« Consommateurs béats des idées des autres »
 « L’extrême vulnérabilité du continent africain tient en grande partie à l’abyssal vide théorique qui fait de nous les consommateurs béats des idées des autres, souligne encore Aminata Traoré.A chaque tournant de la crise malienne, je m’aperçois avec consternation qu’elle est avant tout celle de notre pensée, qu’elle raconte d’une certaine façon le peu de respect que nous, intellectuels maliens, avons pour nous-mêmes. J’aurais d’ailleurs pu étendre la critique à l’écrasante majorité des intellectuels africains, puisque ce qui est en jeu au Nord-Mali, c’est à la fois la place du continent dans un monde global et l’idée que chacun de nos pays se fait de sa dignité. » Pour les deux auteurs, l’opération Serval est donc la fin, le résultat d’une histoire dont des pans entiers sont occultés. Chacun d’eux cependant tient sa propre variable explicative.

Les réformes néolibérales ? « Un tabou ! » 
Pour Aminata Traoré, c’est l’économie. Militante altermondialiste revendiquée, elle s’insurge depuis longtemps contre l’ajustement structurel qui a affaibli les Etats subsahariens tout en leur imposant un système néolibéral « structurellement violent ». Devenue essayiste pour dénoncer le fait que des milliers de jeunes n’avaient aucune chance d’avoir un boulot chez eux, ni la possibilité d’aller voir ailleurs, elle s’insurge surtout contre le silence imposé sur ce point, notamment lors d’une rencontre* à Paris le 14 janvier : « Les bouleversements de fond en comble de nos économies et de nos sociétés, dans le cadre du paradigme du marché, constituent un tabou : on n’en parle pas. Chacun est sommé de  comprendre qu’il n’y a pas d’alternative à ce modèle économique : on doit changer les gouvernants, on doit aller aux élections, mais il n’est pas question de toucher aux réformes néolibérales pourtant sources de douleur et de colère. Or elles jouent un rôle considérable dans ce qui se passe aujourd’hui dans le septentrion malien. Nous-mêmes, Africains, nous aimons bien parler de politique, de partis, de démocratie. Mais ces débats évoquent rarement le fait que ceux qui sont dans la rue veulent d’abord travailler et vivre dignement dans leur pays. »

Culture et désir de souveraineté
 Pour Boubacar Boris Diop, c’est davantage la culture et la souveraineté qui sont en cause. Lors de la même rencontre, il insiste : « Il faut critiquer à la fois l’Etat français et les Etats africains. Les Etats, pas les peuples. Dans notre situation, les décisions économiques et parfois politiques sont prises à l’extérieur et mises en œuvre à travers des dirigeants imposés. La Françafrique est un serpent à deux têtes : l’une à Paris, l’autre dans chacune des capitales concernées. Comme le serpent, elle change de peau, mais fondamentalement les méthodes, le rapport de domination à travers des élites cooptées sont là ! C’est pourquoi il y a deux questions préalables à l’économie : le travail à faire sur sa culture, non comme un retour, mais comme un recours au passé ; et deuxièmement, la question de la souveraineté. Au fond, culture et désir de souveraineté sont liés car c’est la fierté d’être qui on est qui donne le désir d’être libre, et aide à en finir avec un certain asservissement vis-à-vis de puissances étrangères. »

Il est impossible, ici, d’examiner toutes les idées brassées dans ce livre : de l’héritage de l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop aux raisons et circonstances de la chute du Libyen Kadhafi, en passant par la corruption, l’impossibilité d’endiguer les migrations ou la vraie-fausse émergence à venir de l’Afrique, La Gloire des imposteurs est une plongée complexe dans l’actualité récente. La forme épistolaire facilite la lecture de cet essai à deux voix et met en perspective des idées qui, pour minoritaires qu’elles soient, n’en méritent pas moins d’être débattues.

La Gloire des Imposteurs. Lettres sur le Mali et l’Afrique. Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop. Paris, éditions Philippe Rey, 2014. 232 pp.
Par Ariane Poissonnier

Source: rfi.fr / 24/01/2014

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