vendredi 3 avril 2015

L'Expression - Le Quotidien - "Le sort de l'accord d'Alger est entre les mains des Maliens"

L'Expression - Le Quotidien - "Le sort de l'accord d'Alger est entre les mains des Maliens"

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Miloud ChennoufiMiloud Chennoufi
Quelques semaines après la signature de l'accord d'Alger, la crise malienne reste posée. Les réticences de la Coordination des Mouvements de l'Azawad, notamment le Mnla, compliquent et mettent en jeu le dialogue inter-malien conduit par l'Algérie. La daeshisation en cours dans le sous-continent nord-africain est aussi là pour ajouter de l'huile sur le feu. Cette situation fort complexe, Miloud Chennoufi, professeur de relations internationales au Collège des Forces canadiennes à Toronto, la déconstruit avec minutie mais ne manque pas d'exprimer ses appréhensions.

L'Expression: L'Algérie vient de réaliser une victoire diplomatique en réussissant à réunir les différentes factions en conflit au Mali. Pensez-vous que cette victoire diplomatique se prolonge concrètement sur le terrain quand on sait que le Mnla, une des principales parties du conflit, hésite encore à parafer l'accord d'Alger et que le terrorisme s'est installé durablement dans la région?
Miloud Chennoufi:
Ce sont deux choses différentes. Il est dans l'intérêt bien compris de l'Algérie de s'impliquer dans le dossier malien selon les principes de la non-ingérence, de la souveraineté des États et de la médiation en vue d'une solution négociée. Il y a deux raisons à cela. La première est qu'aucun État soucieux de sa propre sécurité ne doit s'accommoder d'une instabilité sur ses frontières. Les conflits actuels ne restent pas limités dans l'espace très longtemps; ils ont tendance à s'étendre. L'attaque de In Amenas est là pour le rappeler. La seconde raison est que le réflexe néoconservateur, très prégnant dans les milieux diplomatiques occidentaux et notamment français, favorise une ingérence systématique qui n'est souvent pas dans l'intérêt des pays de la région. Par conséquent, l'inaction de la part de l'Algérie signifierait une invitation à ce type d'ingérence alors que ce n'est pas souhaitable du tout. Bien entendu, le poids de l'Algérie ne lui permet pas d'ignorer l'influence des puissances européennes, mais c'est justement là le rôle de la diplomatie: se frayer un chemin pour servir les intérêts nationaux tout en tenant compte des rapports de force. Quant au sort de l'accord d'Alger, il est en grande partie entre les mains des Maliens car ce sont eux en dernier ressort qui vont devoir le mettre en oeuvre ou à agir en respectant son esprit. Le Mnla n'a pas toujours joué un rôle positif au Mali, mais ce n'est pas le seul en cause. L'histoire récente du pays, depuis la crise 1990-1991 (qui avait déjà connu un dénouement à Alger), montre que tous les acteurs ont joué un rôle plus ou moins grand dans le déraillement des processus de paix passés. Il nous faut demeurer réalistes, l'accord d'Alger n'avait pas pour ambition de régler le problème de fond qui n'est pas diplomatique, mais d'assurer que l'effusion de sang ne reprenne pas de plus belle.

La crise du Nord-Mali remonte aux années cinquante. Quelles sont les raisons objectives qui font qu'elle se recycle depuis des années, sans résultats probants? Bien au contraire. Qu'est-ce qui motive réellement, à votre avis, les parties en conflit dans cette région?
C'est justement le problème de fond qu'aucune rencontre diplomatique ne peut régler. C'est le problème du vide laissé par l'échec de l'État postcolonial, et pas uniquement au Mali. Vous savez que l'État postcolonial s'est confronté très rapidement à la question des minorités et des particularités culturelles, ce qui a parfois conduit à l'émergence de mouvements séparatistes. La question touarègue peut être comprise ainsi. Pendant longtemps, la promesse d'édification d'un État national sur des bases modernes, un État volontariste censé inclure différents particularismes dans un projet national plus large, permettait de faire apparaître les mouvements fondés sur l'identité locale comme des anachronismes que le succès de l'État postcolonial allait dépasser. Au Mali, cela ne s'est non seulement pas produit, mais les élites postcoloniales militaires et civiles, délaissant le référent moderne, se sont appuyées sur des référents identitaires traditionnels, porteurs d'exclusion. Du coup, la pratique politique depuis le début des années 1990, tant autour de Bamako comme chef-lieu du pouvoir central, qu'au Nord autour de la rébellion touarègue, a été réduite à ce qu'il est convenu d'appeler un machiavélisme instinctif selon lequel l'objectif ultime n'est pas un projet national, mais le pouvoir, coûte que coûte et peu importe la précarité de la réalité sur laquelle ce pouvoir aura à s'exercer ultimement. C'est pourquoi, il ne faut pas s'étonner du nombre de factions, de partis, d'alliances, etc. Les groupes touareg parlent de fédération, non pas comme mode d'édification d'un État moderne qui exige un esprit politique particulièrement sophistiqué se refusant à voir dans l'Autre une menace existentielle, mais comme étape dans un processus de séparation censé être inéluctable. Ce séparatisme n'est en rien comparable aux mouvements de décolonisation qui reposaient, eux, sur un projet national. Là nous avons affaire à un séparatisme qui porte en lui les germes de séparations futures parce qu'il repose sur un référent identitaire masquant une quête de pouvoir, donc un référent capable de se fragmenter à l'infini. Il en est de même dans la partie sud du pays où l'armée et les différentes factions politiques ne voient pas de projet national dans la revendication de la souveraineté de l'État sur l'ensemble du territoire mais le moyen d'un groupe d'exercer son pouvoir sur un autre groupe. Tant et aussi longtemps que ce problème n'est pas réglé, les accords obtenus à l'arraché par ses diplomates en exerçant de la pression sur les différentes factions, demeureront très fragiles. Il suffit de n'importe quel facteur déclencheur pour qu'un nouveau groupe armé apparaisse et l'ensemble du cycle reprenne à zéro. Il en fut ainsi après le retour au Mali de Touareg qui vivaient auparavant en Algérie ou en Libye, ou par l'apparition de l'islamisme armé, etc. Je n'ignore pas les facteurs économiques et autres, comme la question du contrôle des trafics, etc. mais il me semble que ces facteurs sont secondaires comparés au problème de fond qui demeure celui d'une pratique politique sans autre projet que la conquête du pouvoir.

Comment évaluez-vous le travail effectué par l'Algérie et qu'elle continue à effectuer au Mali particulièrement et dans le Sahel en général? Pensez-vous que l'Algérie exploite assez bien ses cartes?
Sur le Mali, l'Algérie a fait ce qu'il était dans son intérêt de faire: s'assurer que l'instabilité à ses frontières ne prenne des dimensions incontrôlables. Mais encore une fois, l'accord obtenu est fragile et repose presque entièrement sur la bonne volonté des Maliens. Je dis «presque» parce que les autres acteurs impliqués dans le dossier, l'Algérie notamment doivent exercer une pression diplomatique (discrète, polie, mais ferme) pour signifier aux belligérants que le recours aux armes comme moyen de négociation aura un prix. Je n'ai pas le moindre doute que c'est aussi (pas seulement naturellement) une telle pression qui a rendu l'accord possible. L'Algérie peut également agir à travers sa maîtrise du dossier, à travers aussi ses contacts avec les différentes factions maliennes ou encore à travers les mécanismes mis en place par l'Union africaine pour que tout ce qui peut faire avancer l'accord sur le terrain le soit effectivement. Quoi qu'il en soit, la principale priorité de l'Algérie devrait être la stabilité dans la région. S'agissant du Sahel en général, notons d'abord qu'il s'agit d'une vaste région, avec différents pays et différentes dynamiques. Il est dans l'intérêt de l'Algérie de maintenir un bon voisinage et d'agir de façon ponctuelle lorsque les intérêts du pays sont engagés, principalement la sécurité. Parce qu'en termes d'intérêts économiques, rien de significatif n'est en jeu. Le Sahel est une zone dans laquelle la France croit avoir des intérêts vitaux. Au Niger par exemple, l'uranium exploité par la France est le principal facteur qui anime la politique française. Ses rapports étroits avec les gouvernements du Tchad et du Mali ne sont un secret pour personne. Cela compliquerait le rôle de l'Algérie si son objectif était de jouer à l'hégémonie régionale, mais un tel rôle n'est justement pas dans l'intérêt de l'Algérie parce qu'il exige des moyens et de l'énergie qu'il serait plus sage d'employer ailleurs, pour régler les problèmes internes par exemple. L'hégémonie régionale était un peu l'ambition de la Libye sous El Gueddafi, avec les résultats qu'on sait. Malheureusement, toute la prudence du monde ne vous préservera pas nécessairement des catastrophes régionales. La France a clairement montré qu'elle pouvait agir de façon irresponsable comme elle l'a fait en Libye où un changement de régime a été engagé par le président français pour des raisons de politique domestique française, sans égard aux conséquences. Cela a eu des répercussions catastrophiques sur toute la région, donc au Sahel et par ricochet en Algérie. On ne sait pas exactement combien d'armes circulent dans la région du fait de l'effondrement de la Libye, ni la nature de ses armes, mais on sait qu'il y en a beaucoup, ce qui représente un véritable défi, pas seulement pour l'Algérie.

Que pensez-vous de la daeshisation en cours, notamment dans les pays d'Afrique du Nord et son impact sur la stabilité de la région?
Du point de vue doctrinaire, Daesh incarne à la fois la version la plus nihiliste et la plus décharnée de l'islamisme. La sublimation de la violence et l'hyperactivité meurtrière qu'elle rend possible est une suspension continue de la réflexion. Mais sans en minimiser la responsabilité qui demeure entière, l'islamisme n'est pas le seul à blâmer. Car si le chaos est une condition absolument nécessaire à l'essor d'un groupe comme Daesh, il faut également évoquer ceux qui ont créé ce chaos. Les Américains d'abord, puisque l'invasion de l'Irak aura été l'épisode de plus dans un feuilleton long d'un siècle d'interventions étrangères dans la région, par unique désir de domination. Ensuite, les Irakiens qui ont dominé le gouvernement après l'invasion et qui se sont lancés dans une politique d'exclusion ethno-religieuse, de massacre et d'humiliation contre un tiers de la population irakienne. A cela, s'est ajouté le désastre syrien avec d'un côté, des autorités inflexibles et de l'autre, une opposition totalement irresponsable qui a cru pouvoir gagner militairement en s'appuyant sur l'islamisme armé et en mettant le sort de son propre peuple entre les mains de puissances étrangères. Ce chaos est le résultat de piteuses ambitions politiques, sans vision et sans mesure des conséquences; bref d'un machiavélisme instinctif qui caractérise tant les acteurs locaux (autorités et oppositions) que régionaux (de la Turquie à l'Arabie saoudite et bien entendu du Qatar), qu'occidentaux (États-Unis, France et Grande-Bretagne). L'attentat contre le Bardo procède de la même logique. Introduire, en un premier temps, la violence comme alternative à l'action politique. Multiplier ensuite les actions similaires pour que la violence réponde à la violence et se substitue ainsi à l'action politique. L'ultime objectif est de créer une situation chaotique qui permettra à terme de contrôler des territoires. C'est de cette façon que la Syrie s'est effondrée. La seule bonne nouvelle est que la Tunisie est un cas différent. Il me semble que l'opposition tunisienne, y compris les islamistes, ne sont pas prêts à parier sur la violence et le gouvernement est démocratiquement élu; ce n'est pas rien. Cela donne à la Tunisie un surcroît de résilience qui a fait cruellement défaut à la Syrie. Tout cela devrait obliger les acteurs politiques en Algérie à la vigilance. Des réformes démocratiques sont absolument nécessaires, dans la paix et la responsabilité.

Bio-express
Miloud Chennoufi est détenteur d'un doctorat en sciences politiques obtenu à l'université de Montréal. Il est professeur de relations internationales au Collège des Forces canadiennes à Toronto (Canada) où il dirige par ailleurs, le département de la sécurité et des affaires internationales. Il est également professeur invité à l'université York de Toronto. Il a exercé le métier de journaliste durant les années 1990 dans plusieurs quotidiens algériens, notamment El-Khabar et Le Soir d'Algérie.

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