jeudi 7 novembre 2013

Kidal, "ville de tous les dangers" pour les journalistes

Kidal, "ville de tous les dangers" pour les journalistes
Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par
Abonnez-vous
à partir de 1 €
Réagir Classer
Partager google + linkedin pinterest
Une photo des deux envoyés spéciaux de RFI tués au Mali, le 3 novembre.
Une photo des deux envoyés spéciaux de RFI tués au Mali, le 3 novembre. | AFP/PIERRE ANDRIEU

 Ghislaine Dupont et Claude Verlon, les envoyés spéciaux de Radio France internationale (RFI) exécutés samedi 2 novembre par leurs ravisseurs après avoir été enlevés à Kidal, dans le nord du Mali, étaient des journalistes chevronnés, rompus aux terrains de conflit et profondément attachés à l'Afrique.

Rares sont ceux qui, parmi les journalistes occidentaux, se sont rendus ces dernières années et depuis le lancement de l'opération Serval le 11 janvier 2013 dans ce fief de la rébellion touareg.

Choqués par l'assassinat "odieux" de leurs confrères, des journalistes témoignent de leur propre expérience sur ce terrain difficile d'accès où les conditions de sécurité, volatiles, doivent être réévaluées au jour le jour.
Lire : Mali : "le prix payé par certains pour que le public soit informé"
"Ce qui s'est passé est un meurtre lâche. Ça aurait pu m'arriver", confie ainsi Omar Ouahmane, grand reporter à France Culture, qui s'est rendu dans la ville fin juillet pour couvrir l'élection présidentielle et fin septembre.
"Ghislaine et Claude ont été tués car il n'y avait personne pour assurer leur sécurité. Il y a un vide étatique et une totale absence de sécurité à Kidal, qui permet aux groupes armés de prospérer dans cette anarchie. Le MNLA [le mouvement national pour la libération de l'Azawad] n'a pas mandat à assurer la sécurité de la ville. L'armée malienne reste cantonnée dans sa caserne et la force française "Serval", avec ses 200 hommes, joue seulement le rôle de pompier tout comme la Minusma [la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali]", déplore le journaliste.
Dans cette ville du nord-est du Mali, où la population — composée en majorité de Touareg, d'Arabes et de Peuls— vit dans le plus profond dénuement, l'Etat peine à imposer son autorité. L'armée en a été chassée à plusieurs reprises par les mouvements rebelles touareg au cours des dernières années.
Tombée sous le giron des groupes islamistes en mars 2012, la ville de Kidal a été reprise en janvier 2013, au moment de l'opération Serval, par les rebelles touareg du MNLA et du Mouvement islamique de l'Azawad (MIA) qui ont annoncé coopérer avec les forces française et onusienne. Ces dernières ont pris position dans la ville dès février pour la sécuriser ainsi que pour s'interposer entre les mouvements rebelles touareg et l'armée malienne, toujours en conflit.
UNE VILLE DIFFICILE D'ACCÈS
Pour aller à Kidal, les journalistes doivent donc traverser une plaine désertique, une région frontalière avec l'Algérie et le Niger qui demeure un sanctuaire pour les combattants djihadistes.
"Il y a plusieurs options pour rejoindre Kidal, rapporte Omar Ouahmane, grand reporter chez France Culture. La première, choisie notamment par Ghislaine et Claude, est de s'y rendre avec la Minusma. La seconde est de s'y rendre avec la force française Serval mais dans ce cas, le cadre est très clair, on est 'embedded' ["intégré"] et on reste avec eux. Une autre option est de s'y rendre depuis Niamey, au Niger, avec le MNLA. Certains le font. La dernière option est de faire le trajet jusque Kidal avec l'armée malienne".
Un soldat malien sur la route entre Kidal et Gao, le 26 juillet.
Un soldat malien sur la route entre Kidal et Gao, le 26 juillet. | AFP/KENZO TRIBOUILLARD

L'option privilégiée par Omar Ouahmane a été de se faire escorter par l'armée malienne pendant les six heures que durent le trajet qui relie Gao, la ville située aux portes du désert, à Kidal. "Il faut surtout ne pas se balader seul entre Gao et Kidal, c'est le Far West. Il y a de tout dans ce grand territoire désertique dont on ne voit pas le bout : des bandits, des mouvements armés djihadistes, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Si tu pars seul, tu es sûr d'être kidnappé ou volé", précise-t-il.
Le photographe indépendant Benoît Schaeffer, qui a séjourné à Kidal entre mars et avril, avait lui choisi une autre voie d'accès. "Je suis arrivé à Kidal par un pays limitrophe, en accord et avec le soutien de populations touareg de la ville. Il a fallu que je paye deux passeurs. C'est le reportage le plus cher de ma carrière : 6 540 euros, alors que le pays est l'un des plus pauvres au monde", raconte-t-il, déplorant la réticence des rédactions à envoyer en commande des photographes sur ces terrains à risques.
"UNE VILLE DE TOUS LES DANGERS"
Plus aucun Occidental ne réside aujourd'hui à Kidal, du fait du risque d'enlèvement ou de celui d'être pris entre deux feux, lors des accrochages réguliers entre les rebelles touareg et l'armée malienne.
"C'est une des villes les plus dangereuses. On m'a averti à plusieurs reprises quand j'y étais que des gens cherchaient à enlever des Occidentaux dans la ville", estime Omar Ouahmane.
"Dans mes 25 ans de métier, c'est le reportage le plus difficile qu'il m'ait été donné de réaliser. Tout semble calme mais à chaque instant, en tant que journaliste étranger et seul occidental dans la ville, je suis une cible car potentiellement j'ai une valeur marchande. C'est très anxiogène comme situation", confie également Benoît Schaeffer.
"Tu ne peux pas faire ce que tu veux car si tu t'exposes trop, rencontres trop de gens de façon spontanée, tu es immédiatement repéré. C'est contradictoire avec mon métier, qui est d'aller à la rencontre des populations et de voir comment les gens vivent", déplore-t-il.
Des membres du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) à Kidal, le 26 juillet.
Des membres du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) à Kidal, le 26 juillet. | REBECCA BLACKWELL/AP

"La menace est diffuse, poursuit Donaïg Ledu, grand reporter à France 24, qui était à Kidal pour le premier tour de l'élection présidentielle, le 28 juillet. C'est une ville de chefs de guerre mais personne n'obéit à personne. On ne sait pas qui est qui, qui dit la vérité. Les combattants vont d'un mouvement à un autre au gré de qui paie leur solde, amenant leur véhicule, leurs armes et leurs petits groupes de combattants avec eux. Beaucoup de jeunes gens illettrés ont des kalachnikovs et savent qu'un blanc vaut cinq millions de dollars. On n'est jamais à l'abri d'une opération organisée ou d'une opération montée par des gamins qui cherchent à se faire de l'argent."
Et, comme le souligne Omar Ouahmane, la situation n'a fait que se dégrader depuis juillet. "L'accord passé entre l'armée malienne et les rebelles est devenu caduque. Il y a une multiplication des hommes armés à Kidal et beaucoup d'armes dans la ville", pointe-t-il.
DISCRÉTION ET HYPERVIGILANCE
"La première chose que l'on a fait quand on est arrivé dans la ville est d'être allé voir le chef touareg. C'est une façon symbolique de faire allégeance et de se placer sous sa protection", explique Donaïg Ledu. Une protection qui a toutefois des limites.
"On ne s'est pas senti particulièrement en danger pendant l'élection. Mais on est arrivés le vendredi matin à 9 heures et on a détalé à toute vitesse le lundi à 5 heures. Car, une fois que l'élection présidentielle avait eu lieu, les gens n'avaient plus intérêt à ce que l'on soit là. On sentait qu'il ne fallait pas s'éterniser", admet la journaliste de France 24.
La grand reporter s'est déplacée seule dans la ville avec son fixeur [un accompagnateur sur le terrain] dans une totale liberté. "J'ai un pacte tacite avec le fixeur pour qu'il n'y ait pas de gardes et d'armes en évidence. Mais on sait qu'il y a des armes et que certaines personnes qui nous sont présentées comme des amis, des cousins, sont là pour veiller sur nous", raconte-t-elle.
Pour Omar Ouahmane, qui se déplace seul avec un chauffeur en qui il a une totale confiance, sa seule protection est son chèche, ce foulard d'au moins quatre mètres dont les touareg s'entourent la tête. "Le chèche est un peu notre assurance-vie. Il couvre tout le visage sauf les yeux, on ne peut pas être reconnu", raconte le journaliste de France Culture.
Des casques bleus patrouillent à Kidal, le 27 juillet.
Des casques bleus patrouillent à Kidal, le 27 juillet. | KENZO TRIBOUILLARD/AFP

Le journaliste confie avoir été une fois confronté à une situation extrêmement dangereuse en septembre, lors d'affrontements violents entre l'armée malienne et les rebelles touaregs qui ont duré deux jours.
"J'ai demandé à être logé au camp de la Minusma, que la mission partage avec la force Serval. Quand la force Serval a eu vent de ma présence, elle m'a mis à la porte à 7 heures du matin. J'ai du traverser la ville, seul, sous le feu. Quatre kilomètres à pied dans une ville où plus aucune voiture et passant ne circulait", raconte-t-il.
Benoît Schaeffer a quant à lui misé sur un dispositif sécuritaire plus étoffé au prix d'une liberté de mouvement restreinte. Pendant ses treize jours passés à Kidal, entre mars et avril, sa sécurité a été totalement assurée par des membres de mouvements touareg.
"Trois gardes du corps armés m'ont accompagné jour et nuit, en plus du guide qui faisait office de chauffeur. Par prudence et sécurité, on te change de logement a minima tous les deux jours et on change toujours de chemin pour rentrer", raconte-t-il.
Le photographe, qui faisait son premier séjour dans la région, a mis en place des mesures de sécurité éprouvées sur d'autres terrains de guerre, comme dans l'Irak post-Saddam Hussein.
"Lorsque je dois rencontrer des personnes, j'applique le 'protocole Bagdad' : quand tu prends rendez-vous avec quelqu'un, tu l'avertis que l'heure et le lieu peuvent être modifiées à tout moment pour éviter toute interception. La clé est de ne jamais rester au même endroit et que personne ne connaisse ton programme", dit-il.
RETOURNER À KIDAL ?
Un membre des forces de l'ONU, à Kidal, le 28 juillet 2013.
Un membre des forces de l'ONU, à Kidal, le 28 juillet 2013. | AP/Rebecca Blackwell

Unanimement, ces trois professionnels aguerris répondent par l'affirmative. "Il faut y retourner, pas dans n'importe quelles conditions car c'est extrêmement dangereux, mais il ne faut abandonner ce territoire capital pour l'avenir du Mali et ne pas laisser les barbares qui ont assassiné Claude et Ghislaine avoir gain de cause", estime Omar Ouahmane.
"Il est urgent de continuer à aller à Kidal, peut-être en attendant un peu", nuance Benoît Schaeffer, tandis que Donaïg Ledu juge que les conditions ne sont pour le moment pas réunies pour un séjour sécurisé. "Je ne dis pas jamais mais vu le contexte actuel, c'est exclu", rapporte la journaliste, qui couvre la rebellion touareg depuis le début des années 1990.
Benoît Schaeffer reconnaît toutefois qu'il préparerait son terrain différemment. "Je ne ferais plus de séjour long à Kidal pour des raisons de sécurité. J'appliquerai le même protocole de sécurité mais renforcé. Le problème est que je ne pourrais plus avoir d'escorte de touaregs armés car on est désormais dans un Etat de droit où la sécurité relève de l'Etat malien. Et, désormais, la Minusma va très certainement fermer un peu la porte au transport des journalistes ", explique le photographe.

Aucun commentaire: