«Aucun Algérien digne ne peut s’opposer à l’officialisation de tamazight» | Temoust.org
Hend Sadi. Universitaire et écrivain spécialiste du mouvement berbère
par Samir Ghezlaoui - El WATAN (Algérie) 21/04/2013
Trente-trois ans après, quel souvenir gardez-vous du Printemps berbère ?
Le premier souvenir qui remonte à ma mémoire n’est pas celui des émeutes, des blessés qui gisaient par dizaines à même la cour de l’hôpital de Tizi Ouzou le 20 avril 1980, après l’assaut des forces de l’ordre, mais celui de l’explosion d’espoir des jours qui ont précédé cet assaut. Le foisonnement d’activités dans lesquelles chacun s’impliquait avec une générosité extraordinaire, étudiante ou étudiant, enseignant, ouvrier, femme de ménage, personnel de l’administration…, la formidable sensation de maîtriser son destin. La chape de plomb du parti unique qui sautait, la farouche volonté de vivre au grand jour son identité amazighe jusque-là interdite dans son propre pays. En un mot, le souvenir d’un Printemps berbère qui ne porte pas en son sein les germes d’un hiver. Un printemps qui dure.
- La génération de 1980 est fatiguée, comme disait le défunt Matoub, et pire, elle est dispersée et divisée. Que pensez-vous de cette situation qui complique l’aboutissement du combat identitaire amazigh ?
Cette génération n’a jamais été homogène politiquement. C’est peut-être cela qui a fait l’intérêt de ce mouvement. En 1980 déjà, il y avait beaucoup de tension, disons, pour aller vite, entre «pagsistes» et «berbéristes». Mais il y avait aussi les militants du PRS, du FUAA. Pour beaucoup, les berbéristes étaient regroupés sous le sigle FFS. Ces tensions ont failli faire éclater le séminaire de Yakouren, en août 1980. Puis au lendemain de 1980, les «berbéristes» ont repris leur autonomie d’action par rapport au FFS. Forte d’un soutien qui s’est rapidement propagé à l’ensemble de la population kabyle, la revendication amazighe, formulée avec beaucoup d’ouverture d’esprit, a fédéré ces différentes familles politiques. Une partie de l’élite politique, des personnalités de premier plan, à l’instar de Kateb Yacine, ont apporté un soutien total et sans équivoque au mouvement de 1980.
C’est après 1990, avec le multipartisme, que les divisions politiques ont pris le pas sur la revendication amazighe qui, progressivement, s’est trouvée reléguée au second plan. Mais le printemps 1980 reste un repère sans égal et l’ancrage que la revendication amazighe a considérablement gagné : il s’est d’abord étendu à toute la Kabylie puis a gagné du terrain dans d’autres espaces berbérophones, y compris en dehors de l’Algérie. Ce qui est important, aujourd’hui, c’est que ce problème n’est plus celui de la génération 1980, d’autres ont suivi et pris le relais.
- Parmi les occasions ratées dans ce sens, c’est la grève du cartable en 1994-1995 en Kabylie, menée par un MCB réunifié. Mais Ferhat Mehenni, alors porte-parole de l’aile Rcdiste, a fait marche arrière en appelant à reprendre les cours et en acceptant, plus tard, un compromis de création du HCA à la place de la revendication unique de ce mouvement, en l’occurrence l’officialisation du tamazight. Pouvez-vous éclaircir cet épisode ?
Si les deux tendances du MCB (MCB/coordination nationale pro-RCD et MCB/commissions nationales pro-FFS) se sont présentées unies dans les négociations face au pouvoir en avril 1995, sur la base d’une plateforme publique, personnellement, je n’ai jamais su sur quelle base Ferhat Mehenni qui, à l’époque déjà, avait un pied à l’extérieur du RCD et un autre encore dedans, a rencontré le général Betchine, je crois, avait lancé à la télévision un appel à la reprise des cours qui ne fut pas entendu. En outre, la cohésion entre MCB/commissions nationales et MCB/coordination nationale a été de courte durée. C’est dans cette confusion et dans l’essoufflement du mouvement qu’est né le HCA, dont la création ne pouvait en aucun cas constituer une fin en soi. Par ailleurs, il était sans doute possible de trouver une forme de lutte, forte, mais qui ne sacrifie pas une année scolaire entière pour toute une génération. La gestion de cet épisode a en effet laissé un arrière-goût amer dans la population.
- Ce goût amer, justement, on le retrouve encore une fois avec le Printemps noir en 2001. La Kabylie a été martyrisée tout en confirmant son statut de bastion de la revendication identitaire berbère. Mais ce combat n’a jamais gagné du terrain dans les autres régions d’Algérie. Comment expliquez-vous cela ?
Le prix du sang versé par la jeunesse kabyle lors du Printemps noir et l’exceptionnelle mobilisation de la marche du 14 juin 2001 faussent souvent le regard porté sur cette période. Longtemps, ce mouvement est resté sans voix, avec pour toute expression une banderole noire pour marquer le deuil. Lorsqu’il a commencé à s’exprimer politiquement, à désigner des porte-parole, il avait déjà perdu beaucoup de son assise populaire. Le fondement de son discours était le rejet du FFS et du RCD qui se disputaient la Kabylie. Ce rejet est né de l’exaspération largement partagée devant les luttes aussi interminables que stériles opposant FFS et RCD. Cependant, ce rejet, qui ne pouvait constituer à lui seul un programme, laissait la porte grande ouverte à toutes sortes de manipulations. Avec le recul, on reste consternés par la vacuité et la pauvreté de la plateforme d’El Kseur, qui ne mentionne tamazight qu’au point 8. Naturellement, on peut regretter qu’une mobilisation d’une telle ampleur n’ait pas réussi à se donner des porte-voix à sa mesure. Au final, cette phase s’est soldée par une forte régression politique, dont les effets négatifs perdurent encore aujourd’hui. Une des raisons de l’absence d’audience de ce mouvement est, à mon sens, due à la faiblesse de son discours, la méfiance du reste du pays, largement travaillé par l’arabo-islamisme, vis-à-vis de tout ce qui émane de la Kabylie a fait le reste.
- Après ce retour explicatif dans le passé, revenons à un présent très pesant. Bientôt une nouvelle Constitution pour l’Algérie. Sera-t-elle la bonne pour officialiser enfin tamazight ?
Plus de cinquante ans après l’indépendance, qu’on en soit à se poser ce genre de question est honteux. Cette situation renseigne bien sur la volonté hégémonique de l’arabo-islamisme à régner sans partage sur l’ Algérie, comme sur tous les pays qu’il a conquis. Car sur le fond, quelle langue est plus légitime en Algérie que tamazight ? A-t-on besoin d’enquêtes approfondies pour répondre à cette question ? Aussi loin que l’on remonte dans le temps, c’est indiscutablement notre première langue nationale et officielle. Il n’y a pas une once du territoire national, pas un lieu, pas un village, pas une ville, qui ne possède un toponyme marqué au sceau de la langue amazighe. Combien de pierres gravées -sur les sépultures des plus humbles, comme sur les frontons des mausolées royaux- nous rappellent que si nos ancêtres ont souvent maîtrisé, à la perfection, les langues des occupants ils n’ont pas renoncé à la leur. Mais il faut se garder d’un leurre. Celui qui consiste à consacrer tamazight dans la Constitution comme langue officielle et l’exclure, de fait, du quotidien des Algériens. Les «quarante-sept élèves» qui suivent l’«enseignement de tamazight langue nationale» à Alger -20 ans après son lancement- informent clairement sur la volonté réelle du pouvoir en ce domaine ! Quand il s’était agi d’arabisation, à quel Algérien a-t-on demandé s’il voulait bien apprendre l’arabe ? Dans le cas de l’arabe, la règle n’est pas le libre-service : on se souvient d’Abdelkader Hadjar, alors président de la commission d’arabisation, proclamant en 1974 : «Je ferai de tout Algérien qui refuse de s’arabiser un étranger dans son propre pays.» Gageons que les Amazighs d’Algérie feront cette réponse de bon sens. Le régime doit savoir qu’en refusant d’intégrer pleinement tamazight comme langue officielle, il prend la responsabilité d’enterrer définitivement le modèle d’Etat-nation défendu par le mouvement national. L’Algérie de Ben M’hidi et de Abane n’a jamais eu pour vocation d’être une province vassale d’Arabie ni sur le plan identitaire ni sur le plan culturel.
- Malgré ce qu’on peut penser et jusqu’à preuve du contraire, aucune formation politique algérienne, même parmi les plus réticentes, ne s’oppose clairement à cette officialisation. Ne faut-il donc pas faire front commun pour la passer par voie parlementaire ?
Cette question dépasse en effet le cadre partisan. Aucun Algérien digne de ce nom ne peut s’opposer aujourd’hui à l’officialisation de la langue amazighe sur la terre amazighe, sans s’assumer comme un renégat.
La dynamique en faveur de l’amazighité dépasse nos frontières : il n’y a qu’à voir ce qui se passe autour de nous, en Libye, au Maroc, dans l’Azawad et même en Tunisie, où des voix se font entendre pour revendiquer leur amazighité… Même l’ONU a tout récemment interpellé le gouvernement algérien, par le biais de son Comité de lutte contre les discriminations, sur la question de l’inscription dans la Constitution de la langue amazighe comme langue officielle. Quant aux parlementaires, ils voteront ou ne voteront pas selon les instructions qu’ils recevront de ceux qui les ont désignés…
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