vendredi 10 juin 2016

Quand Paris Match rendait hommage à Mano Dayak

Quand Paris Match rendait hommage à Mano Dayak

Mano Dayak, symbole de la rebellion touareg, dans les années 90 Jean-Luc Manaud / Gamma-Rapho via Getty Images



Mano Dayak Au paradis des  hommes bleus

Les débris du Cessna qui transportait Mano Dayak © Benjamin Auger / Paris Match

Le Ténéré a perdu son roi légendaire aux yeux dorés. Mano Dayak avait séjourné plusieurs années

en France et aux Etats-Unis, mais il avait gardé la passion de son désert natal et était retourné vivre à Agadez parmi ses frères touaregs, se vouant tout entier à leur cause. « Face au désert, a-t-il écrit, le Touareg n'a pas le droit de se montrer faible. D'ailleurs, qui écouterait sa plainte ? Qui le sauverait sinon ses propres trésors de courage et d'endurance ? » Cet homme de traditions croyait au progrès. II avait été, sur le terrain, l'auxiliaire précieux de Thierry Sabine pour l'organisation du Paris-Dakar, et la mort de son ami, en janvier 1986, lui avait porté un coup terrible. Puis, révolté par l'intolérance du gouvernement nigérien à rencontre des siens, le prince des dunes avait pris la tête de la rébellion touarègue. II allait rencontrer le Premier ministre du Niger pour le convaincre de respecter enfin l’accord de paix signé en avril dernier, quand son avion a pris feu et a explosé, le 15 décembre, en décollant d’une piste de fortune. Aucun des cinq occupants du petit Cessna 337 (Mano et deux autres chefs touaregs, le pilote nigérien et le journaliste français Hubert Lassier) n’a survécu. Comme Thierry Sabine, Mano Dayak est mort dans le désert qu’ils avaient, ensemble, tant aimé.

A lire aussi :Congo-Brazzaville: Quand Paris Match racontait la chute de Youlou

Il devait avoir le sourire, Mano Dayak, quand le petit avion, un Cessna 337, s'est élancé sur les 700 mètres de mauvaise piste tracée à la hâte au milieu des cailloux du désert. Ce fameux sourire tellement apaisant, qui illuminait ses yeux dorés rougis par le vent et le sable. Mano était heureux. Il l'avait confié la veille à un ami, au téléphone. Il devait, ce jour-là, rencontrer le Premier ministre du Niger, qui s'était engagé à faire appliquer strictement les quinze points de l'accord définitif de paix signé à Ouagadougou, le 15 avril dernier, et resté depuis lettre morte. Ses frères touaregs en rébellion depuis six ans, et dont il était le chef, allaient enfin pouvoir faire entendre leurs revendications et, bientôt, déposer les armes pour retrouver leurs campements, leurs tribus, leurs familles. Utopie ? Naïveté ? Au fond de lui-même, Mano Dayak savait que les choses ne seraient pas aussi simples. Mais cet incorrigible optimiste continuait de croire aux vertus du dialogue. L'homme qui voulait faire la guerre sans tuer ne croyait finalement qu'à la paix...

Et aujourd'hui le peuple touareg pleure. Et les plus désespérés d'entre eux, ceux qui ont remplacé la « tabouka », l'épée traditionnelle, par le kalachnikov - faute de trouver leur place dans ce monde qui leur interdit de vivre comme leurs ancêtres l'ont toujours fait - prônent déjà l'escalade de la violence. La lutte armée jusqu'au bout, quitte à déclencher un conflit sanglant dont ni la nation nigérienne ni le peuple touareg ne se relèveraient.

Et Mano Dayak n'est plus là pour les exhorter à la patience. Lui seul avait le pouvoir de calmer les passions et d'endiguer les colères et les revendications de son peuple. A 45 ans, ce personnage déjà légendaire, homme clé du Paris-Dakar, lié d'une indéfectible amitié avec Thierry Sabine, son créateur, était le chef. Celui qui, comme l'avait prédit Ebayghar, un vieux sage du désert, « devait trouver la source », c'est-à-dire sonner le réveil des Touaregs. « Roi d'Agadez », « Prince du désert », on a beaucoup prêté à Mano Dayak. Par amour, par amitié, par fascination. Lui ne se voulait roi de nulle part, mais seulement maître de son destin et libre de vivre sa vie de Touareg dans ce désert qu'il a passionnément aimé. Il y était né en 1950, dans un campement nomade près de Tidène, à 100 kilomètres au nord d'Agadez. C'est là qu'il avait appris, comme tous les enfants de sa tribu, la dure existence du camp, la faim, la soif, l'éternelle transhumance à la recherche de maigres pâturages pour le troupeau de chèvres et de chameaux, uniques trésors de son peuple. C'est là aussi qu'il avait appris le sable brûlant, les nuits glaciales, les pistes oubliées, les puits salvateurs. En écoutant les hommes discuter tard dans la nuit autour du feu, il avait appris les légendes des déserts, l'histoire de chaque dune, de chaque massif rocailleux. Il était heureux en ce temps-là, loin de tout, loin du temps. Et puis la civilisation l'a rattrapé. Les Français, qui avaient tracé les frontières artificielles du Soudan français (aujourd'hui le Mali), du Niger et de l'Algérie lors de la conférence de Niamey, en 1909, et régnaient sur cette Afrique-Occidentale française, ont déclaré l'école obligatoire.

Les Touaregs refusaient cette sédentarisation forcée. Les enfants se cachaient, désertaient l'école. A 8 ans, Mano Dayak suit, bien malgré lui, les cours de l'instituteur Tamachek, dont l'école de toile suivait la longue marche des tribus. En 1963, il est envoyé dans une école à 80 kilomètres de chez lui, puis au C.e.g. d'Agadez. Le garçon a, bien malgré lui, ouvert les yeux sur un nouveau monde. Il veut en voir plus. Alors, il saute dans un camion de moutons qui le conduit jusqu'à Tamanrasset puis dans un car jusqu'à Alger. La mer est là, infinie, dont les Touaregs disent qu'elle marque le bout du voyage, aux confins de la terre plate. Lui continue. Ce sera l'Espagne, puis Paris et même les Etats-Unis, où il part retrouver pendant un an et demi des amis rencontrés à Niamey. Cette vie ne lui plaît pas. Il n'y trouve ni traditions ni racines. Il revient en France, où il rencontre Germaine Tillion, spécialiste du monde berbère.

En février 1993, il comprend que c'est une vraie guerre civile qui menace son pays

C'est à son contact qu'il apprendra l'histoire de son peuple. Lui qui ne connaissait que la tradition orale de ses « ancêtres les Gaulois », enseignée à l'école française, découvre la longue errance des Touaregs chassés des bords de la Méditerranée, leur apprentissage de la rude vie du désert, la mission Flatters, la pacification de Laperrine, la révolte de Kaocen, le premier rebelle touareg. Le désert lui manque. Il sait qu'il ne sera plus jamais tout à fait un Touareg comme les autres. Lui parle français, anglais. Il a vu le monde. En a compris les charmes et les maléfices. Il veut revoir le Ténéré, le désert des déserts. Pour survivre, il a travaillé, entre autres petits jobs, dans une agence de voyages. Pourquoi ne pas essayer de faire la même chose chez lui, pour faire découvrir aux touristes les beautés de l'Aïr et de l'Azawak ?  

En 1977, il est de retour à Agadez et fonde Temet, sa propre agence. Il a compris que le tourisme, un tourisme respectueux du pays, était l'une des chances de survie de ces régions du nord du Niger. En 1981, il est à la tête d'une flotte de deux voitures et emmène en un an 100 touristes à qui il fait partager sa passion pour le sable et le vent. C'est en conduisant l'un de ces groupes au pied de l'arbre du Ténéré qu'il rencontre, en 1982, Thierry Sabine, qui achève les reconnaissances de sa prochaine épreuve. Le rallye Paris-Dakar, Mano Dayak en a, bien sûr, entendu parler. Par défiance ancestrale, il n'aime pas cette caravane motorisée de Blancs qui débarquent là en toute ignorance.

Mais la rencontre avec le chef de ces nouveaux aventuriers va lui faire réviser ses a priori. Thierry Sabine a attrapé le virus du désert en se perdant six ans plus tôt dans le Ténéré lors du rallye Abidjan-Nice. Lui aussi veut aider ce pays qu'il aime plus que tout. Il veut, tout comme Mano Dayak, faire partager sa passion pour ces contrées sauvages. Il sait que son rallye peut être une manne financière pour ces régions déshéritées. Entre ces deux personnages d'exception doués du même charisme, le courant passe totalement.



Un mois plus tard, par télex, Thierry Sabine demande à Mano Dayak de l'aider à faire passer son rallye dans le Ténéré. A Mano, la tâche ingrate de baliser les pistes et d'acheminer 200 000 litres d'essence au milieu de nulle part. Leur amitié finira de se souder l'année suivante, quand ils passeront ensemble trois jours sans repos à rechercher les concurrents perdus dans une tempête de sable. C'est l'époque heureuse. Mano Dayak, le Touareg souriant, vit dans une villa de banco ocre aux portes d'Agadez, avec Odile, sa femme, rencontrée en France, et ses deux garçons, Mawli et Madani. C'est la maison du bonheur. On y rencontre indifféremment Jacky Ickx, venu se ressourcer entre deux courses automobiles, Suzanne Fournais, la compagne de Thierry Sabine, une équipe de cinéma, des journalistes, des chercheurs, des rêveurs. De sa voix roulante, monocorde, intarissable, Mano Dayak raconte à tous les légendes du désert, l'époque encore si proche où les lions, les guépards et les girafes y abondaient, les caravanes en route pour les salines de Bilma et de Fachi, les femmes sans voiles qui, au son de l'« imzad », le violon à une corde, donnent le ton de la conversation des hommes. C'est l'époque où il ouvre les portes de son royaume à des Occidentaux fascinés par tant de beauté. Grâce à lui, Guy Gravis y monte « Le petit prince » de Saint-Exupéry, Raymond Depardon y tourne « La captive du désert», Claude Lelouch y fixe les plus belles images de « Vingt ans déjà ». Rien n'arrête ce lion capable de gagner une étape du Paris-Dakar en traversant le Ténéré, à fond de cinquième, en pleine tempête de sable « parce que, déclare-t-il, à son navigateur terrorisé, je connais, c'est tout droit ! ». Mano Dayak fascine, Mano Dayak attire. Il est de ces hommes qui rendent les autres hommes meilleurs. Il est le pont unique entre le monde des Touaregs repliés sur leurs traditions et l'Occident toujours trop pressé. Une fois par an, Agadez est en ébullition. Le Paris- Dakar y plante son bivouac, le temps d'une journée de repos. Une véritable fourmilière qui s'affole. L'un cherche un garage, un autre une maison, un autre encore des pièces détachées. Dans l'indescriptible pagaille du bureau de Temet, Mano Dayak, le téléphone collé à l'oreille dans l'attente d'une improbable ligne, calme la folie ambiante et s'attache à satisfaire tout le monde. « Il n'y a pas de problème », répète- t-il en souriant. Avec lui les problèmes s'aplanissent, comme par enchantement.

La popularité grandissante de Mano Dayak dérange les autorités nigériennes. Un Touareg prospère, ce n'est pas normal. Un Touareg qui voyage dans toute l'Europe, rencontre ambassadeurs et ministres, c'est même inquiétant. D'autant que la question touareg devient un problème brûlant. Les terribles sécheresses de 1973,1974 et de 1983 et 1984 ont détruit le fragile équilibre écologique qui permettait aux populations nomades de survivre. Elles ont vendu à bas prix leurs bijoux, leurs vaches, leurs moutons. L'administration centrale impose le respect des frontières, multiplie les tracasseries administratives qui interdisent la transhumance sans laquelle il n'y a pas de survie possible. Le refus de scolarisation des Touaregs leur a interdit l'accès aux postes clés gouvernementaux tenus, depuis l'indépendance, en 1960, par les Djermas, l'ethnie noire du Sud. Pour survivre, certains Touaregs sont devenus chauffeurs, guides, mécaniciens. D'autres se sont laissés prendre aux promesses faites en 1975 par le colonel Kadhafi de créer une entité territoriale pour tous les nomades du Sahara. Ils se sont exilés en Libye, où ils ont grossi les rangs de la légion islamique dans des combats qui n'étaient pas les leurs. Ils ont encore cru aux promesses du gouvernement nigérien, qui leur assurait, à leur retour, une paix et un avenir. En mai 1990,18 000 d'entre eux rentrent au pays et se retrouvent parqués dans des camps miséreux. Mano Dayak est malheureux. Il n'a cessé de rêver d'un Niger en paix dans lequel chacun pourrait vivre libre, avec sa culture et ses différences. Il a consacré sa vie à faire connaître, comprendre et aimer les Touaregs. Il a montré, par l'exemple, que ces populations du désert pouvaient subvenir à leurs besoins, prospérer et même s'administrer. Il croit en un fédéralisme touareg, une décentralisation des pouvoirs en accord avec le gouvernement central.

La maison fleurie de Mano Dayak est occupée par l'armée. Son agence est réquisitionnée

En ce mois de mai 1990, ses rêves s'écroulent. La mort de deux gendarmes, tués dans une rixe par quatre jeunes Touaregs exaspérés, fournit un prétexte à l'armée pour envahir le nord du pays et  imposer une répression sanglante. Près de 600 civils, femmes, enfants et vieillards, seront ainsi massacrés. Le désert est en sang. Rien ne sera plus jamais comme avant. Thierry Sabine a disparu. Le tourisme est mort. La rébellion gronde. Mano Dayak, qui a toujours refusé de prendre les armes parce qu'il respecte trop la vie, est de plus en plus désigné par les autorités comme le meneur de la révolte. Normal, il est le plus connu des Touaregs. C'est en fait le comptable de son agence, Rissa Ag Bula, qui disparaît dans l'Aïr et prend le commandement du Front de libération de l'Aïr et de l'Azawak.

Qu'importe ! La maison fleurie de Mano Dayak est occupée par l'armée. Son agence est réquisitionnée. Lui a fui in extremis le pays et s'est réfugié à Paris, où il centralise les informations de tous les fronts de la révolte. En février 1993, il comprend que c'est une vraie guerre civile qui menace son pays. Il rentre et prend officiellement la tête de la rébellion touareg à laquelle se rallient d'autres minorités opprimées. Son objectif : montrer sa force pour mieux négocier. Dans les montagnes de l'Aïr, dans les étendues infinies du Ténéré, Mano Dayak et ses hommes sont maîtres du terrain. L'armée ne peut rien contre ces guerriers infatigables qui connaissent les pistes oubliées, qui savent se contenter d'une gorgée d'eau et d'une poignée de dattes. En contact avec le reste du monde grâce à une radio de campagne, Mano Dayak s'évertue à manier la carotte et le bâton. Il attaque et détruit les installations téléphoniques des mines d'uranium d'Arlit. Au volant de son Range Rover, vêtu de la djellaba traditionnelle, le visage voilé derrière le « taguelmoust», il multiplie les coups de main sans victimes, les raids d'intimidation tout en exhortant les autorités nigériennes à un dialogue constructif. Il s'emploie en même temps à calmer les ardeurs guerrières des autres chefs de rébellion. Eux n'ont plus rien à perdre. Lui a déjà tout sacrifié à la cause touareg. Fortune, honneurs, amis, il a tout abandonné pour défendre ces étendues arides et leurs habitants.

Ce vendredi 15 décembre, il savait qu'il approchait de son but. Il avait le sourire.

Mano Dayak le désert pour linceul

Un touareg se recueille devant la tombe de Mano Dayak. © Benjamin Auger / Paris Match

L'horreur dans le Ténéré. Le 19 décembre, quand cette photo a été prise, les corps carbonisés de Mano Dayak et de ses quatre compagnons de vol gisent depuis quatre jours, déjà, dans les décombres du Cessna 337 écrasé au décollage. II faudra cinq jours encore - et la médiation de « Paris Match » - pour que les autorités nigériennes autorisent les rebelles touaregs à enterrer leur chef et s'engagent à nommer une commission d'enquête internationale. Pourtant, ce n'est apparemment pas dans un attentat, comme l'ont aussitôt soupçonné ses hommes, qu'a péri l'insurgé au regard d'or. Sans doute trop lourdement chargé, le petit avion n'a pu s'arracher de la piste, tracée à la main en pleine rocaille et longue d'à peine 600 mètres. Le bout de l'aile qauche s'est brisé en heurtant un arbre et, sous le choc, l'appareil a pivoté sur lui-même, effectuant un demi-tour complet avant de s'embraser. Mais sans exploser ni se disloquer. Mano et ses deux lieutenants, assis à hauteur des ailes près des réservoirs pratiquement pleins, ont été les premiers foudroyés par la pluie de feu.

On dirait une silhouette de pierre. Depuis que les premiers rayons du soleil ont embrasé le désert, Yahaya est resté figé tout là-haut, assis sur son piton rocheux. Le fusil de guerre à la main, la bande de cartouches en bandoulière, il scrute les étendues que son regard embrasse jusqu'à l'horizon. Rien à boire, rien à manger ni à fumer. Mais à 14 ans, un Targui, c'est déjà un homme. Et un homme du désert ne se plaint jamais. De sa vigilance dépend la sécurité de ses frères d'armes groupés quelques centaines de mètres plus bas autour du puits...

Une tristesse infinie baigne ce camp du bout du monde. Depuis le vendredi 15 décembre à midi, depuis cet instant fatal où leur chef Mano Dayak a trouvé la mort dans un accident d'avion alors qu'il décollait pour aller négocier la paix avec M. Hama Amadou, le Premier ministre nigérien, ces hommes sont orphelins. Et ils attendent là qu'on les aide à faire la lumière sur cette tragédie avant de décider quelles suites donner à leur action. Sur le coup, ils ont crié à l'« attentat». Alors, ils ont exigé, par radio, que le gouvernement leur envoie une commission d'experts internationaux. Réponse : « Ce seront des experts militaires nigériens.» Inacceptable !



Pour tenter une fois de plus de comprendre, ils se sont rendus, accompagnés d'amis français acquis à leur cause et de quelques journalistes escortés dans le plus grand secret depuis Agadez, jusqu'à cette piste d'envol où le drame s'est joué. Les débris de la carcasse du Cessna 337 du malheur gisent là, carbonisés. Les deux queues et le moteur arrière du pushpull ont été épargnés par les flammes. Trois morceaux de mauvaise toile ont été jetés pudiquement sur les corps noircis. Un bras calciné qui dépasse se dresse vers le ciel. Une odeur insupportable au gré des tourbillons de vent. C'est tout ce qui reste de Mano Dayak, et de ses quatre compagnons d'infortune. Les rebelles touaregs n'ont touché à rien. Mais l'attente macabre devient intolérable. Et la colère commence à gronder. Waissan, le neveu de Mano Dayak, et Mamadi, qui ont repris le commandement, sont prêts finalement à croire à l'accident. Tout serait plus simple. Il leur suffirait de poursuivre le dialogue de paix entamé par leur chef disparu et de rester fidèles à sa volonté de ne pas faire couler le sang. Mais ils ont besoin de certitudes. Moins pour eux-mêmes que pour rassurer et calmer leurs troupes éparpillées de ces montagnes de l'Aïr jusqu'à Agadez et prêtes à se lancer à corps perdu dans la guerre. Alors, crime ou accident ? Un médiateur français, chargé de faire respecter les accords de paix du 24 avril 1995, a officiellement invoqué le mauvais état de l'avion et les conditions météorologiques déplorables. Cet appareil acheté 25 millions de francs C.f.a. le 30 octobre 1995 par Niger Air Service s'était vu décerner, au cours d'une visite Veritas du 8 novembre 1995, un certificat de navigation valable jusqu'au 29 avril 1996. Le rapport météo du jour précise qu'il faisait beau sur l'Aïr ce 15 décembre avec une température au sol de 30 °C et des vents ne dépassant pas 30 noeuds. Quant à Ibrahim Gambo, le pilote, qui laisse derrière lui trois petites filles, il totalisait 3 500 heures de vol, était titulaire d'un brevet de pilote de ligne, d'un brevet de pilote agricole et savait annuler un vol quand il l'estimait trop dangereux.

La reconstitution du vol permet d'écarter la thèse de l'attentat

Mais il est vrai que cette mission sortait tellement des normes légales habituelles que personne aujourd'hui n'ose l'évoquer de peur d'en porter la responsabilité. A l'origine, elle a été montée pour assurer la sécurité de Mano Dayak. C'est un journaliste français, Hubert Lassier, un « expert africain » des réseaux giscardiens et ami de fraîche date de Mano Dayak, qui s'était chargé d'affréter cet avion. Une initiative « privée » qui dédouane à point nommé toute responsabilité officielle. Pour que ce vol direct sur Niamey soit possible, il a fallu que Mano et ses troupes se rapprochent de la capitale et préparent le terrain. A mains nues, ils ont ainsi dégagé en trois semaines 30 kilomètres de piste dans la montagne, puis lissé un terrain d'environ 600 mètres de long sur 20 mètres de large. Suffisant pour décoller, mais bien trop court pour assurer une quelconque marge de sécurité. Muni d'un ordre officiel de déplacement, le pilote, fonctionnaire nigérien chef de la base aérienne de la protection des végétaux, a donc effectué ce jour-là un vol illégal sur une piste non homologuée, sans avoir déposé de plan de vol auprès de la tour d'Agadez, où il avait refait le plein à 11 h 47 avant de redécoller. Posé sans encombre sur la piste de fortune, il a embarqué Mano Dayak et deux de ses compagnons. Il a lancé ses moteurs, fait un point fixe, lâché les freins, pris son élan... et n'a jamais décollé. Charge trop lourde? Perte de puissance des moteurs ? Pour une raison qui reste encore à définir, le Cessna 337 n'a pas trouvé la portance nécessaire à son envol et s'est écrasé. Les hommes de Mano Dayak ont aussitôt accouru mais n'ont même pas pu s'approcher du brasier. Tout était consommé.

La reconstitution du vol permet d'écarter la thèse de l'attentat. Seule la fatalité peut être mise en cause. Mais les conséquences n'en sont pas moins dramatiques. Ce drame crée sur le terrain une situation où la paix aura bien du mal à l'emporter. Il y a, d'une part, le gouvernement nigérien qui s'enlise dans des négociations stériles avec une faction rebelle dont Mano Dayak, dans un souci de justice, s'était désolidarisé. Il lui faut à tout prix intégrer tous les Touaregs à ce processus de paix, faute de quoi le climat d'insécurité qui règne dans le nord du pays dissuadera le Fonds monétaire international et les investisseurs étrangers d'injecter de l'argent frais dans une économie exsangue. Il y a, d'autre part, le gouvernement français, dont la mission de conciliation prend fin le 31 décembre. Ses représentants sur place, à savoir son médiateur, Eric Lubin, et son ambassadeur, Jean-François Lionnet, s'emploient à minimiser l'importance de la rébellion et à s'affranchir de toute responsabilité dans les événements récents. Il y a surtout, perdus, abandonnés, quelques centaines de guerriers touaregs prêts à sacrifier leur vie si on ne leur offre pas d'autre solution. Alliés aux Toubous du Tchad que la France a généreusement armés dans les années 70, ils sont maîtres absolus d'un terrain inaccessible aux forces armées régulières. Depuis quatre ans, ils tiennent le maquis. Doués de cet instinct de guerre hérité de leurs ancêtres, ils sont capables de porter des coups terribles aux forces nigériennes et de rallier à leur combat les Touaregs d'Algérie, du Mali et du Burkina. Tant que Mano Dayak était vivant, ils s'astreignaient à faire la démonstration de leur force sans faire de victimes. Lui disparu, le pire peut arriver.

Il ne faut pourtant pas grand- chose pour que la paix triomphe. Un peu d'humanité, un peu de courage comme celui dont a fait preuve Joseph Diatta, le haut commissaire pour la restauration de la paix, en autorisant les rebelles à enterrer, après dix jours d'horreur, les victimes de l'accident. Le dimanche 24 décembre, Mano Dayak a pu enfin recevoir une sépulture décente. Son corps repose au sommet d'une colline, près de Tidène, là où il est né et où il voulait vivre, face à ce Ténéré qu'il avait si passionnément aimé. « Le désert est fertile, avait-il l'habitude d'expliquer. Il suffit de l'arroser pour qu'aussitôt quelque chose pousse.» Lui l'a arrosé de son sang. Que naîtra-t-il de ce sacrifice ? Les chardons de la guerre ou les lauriers de la paix ?

Aucun commentaire: