Partition du Soudan, conflit dans le nord du Mali...
Que reste-t-il des frontières africaines ?
« Nous sommes pour les négociations et pour trouver une solution définitive dans ce conflit entre le Mali et l’Azawad », a déclaré le 16 novembre M. Bilal Ag Achérif, porte-parole des rebelles à Ouagadougou (Burkina Faso), où une médiation internationale est organisée. De leur côté, les Nations unies discutent d’une intervention militaire. La partition de fait du Mali illustre la fragilité, patente depuis la fin de la guerre froide, des frontières du continent.
par Anne-Cécile Robert, décembre 2012
Mystérieuse, l’explosion de l’usine d’armements de Yarmouk, près de Khartoum, le 23 octobre dernier, continue de semer la zizanie entre le Soudan, ses voisins et les organisations internationales. Les bâtiments détruits, où étaient produites des armes légères, servaient également d’entrepôts pour d’autres équipements militaires importés de Chine, selon le centre de recherche suisse Small Arms Survey (1). Devant l’Organisation des Nations unies (ONU), Khartoum accuse Israël — sans avancer de preuve — de les avoir sabotés, voire d’avoir bombardé le site, considéré par Tel-Aviv comme le maillon d’un trafic à destination de la bande de Gaza et de l’Iran.
Vaste pays de près de deux millions de kilomètres carrés, le Soudan affronte la rébellion du Darfour sur son flanc ouest (2). En outre, depuis juillet 2011, il est amputé d’une partie de ses territoires du Sud, devenus indépendants sous le nom de Soudan du Sud après des décennies de guerre civile. Malgré plusieurs accords sur le tracé des frontières et la répartition des ressources, les deux Etats sont loin d’avoir trouvé la paix (3).
Le Soudan, traversé de conflits, menacé par des mouvements centrifuges, n’est pas un cas isolé sur le continent noir. En effet, si les tensions au Sahel monopolisent l’attention diplomatique et médiatique, les événements qui s’y déroulent ont leurs pendants dans d’autres régions d’Afrique : aspirations autonomistes, insurrections armées, incapacité des autorités à maintenir l’ordre, trafics transnationaux d’armes et de munitions, ingérences étrangères, course aux ressources naturelles, etc. Les Etats déliquescents ont perdu le contrôle sur des « zones grises » situées à distance des capitales et autoadministrées de manière fréquemment criminelle. Ainsi, entre le Niger et le Nigeria s’étend désormais une bande de trente à quarante kilomètres qui échappe à la supervision de Niamey et d’Abuja. Les frontières, tracées au temps de la colonisation, n’ont parfois plus de réalité, tant sont importants les flux de migrants, de voyageurs et de commerçants qui les ignorent.
Inscrit dans la charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964, le principe de l’intangibilité des frontières semble bien écorné. En mai 1993, déjà, l’indépendance de l’Erythrée, séparée de l’Ethiopie, l’avait égratigné. Du moins le nouvel Etat s’inscrivait-il encore dans des limites dessinées au temps de la colonisation, donc dans un cadre doté d’une légitimité internationale par le passé. Mais que dire de la sécession du Soudan du Sud, reconnue immédiatement par la « communauté internationale », qui en avait préparé l’avènement ? Certes, l’autonomie de cette zone avait été promise lors de l’indépendance, en 1956, dans le cadre d’un Etat fédéral. Mais Khartoum ne respecta jamais son engagement, déclenchant une rébellion armée qui devait alimenter deux longues guerres civiles (6).
Alors que la pression sur les frontières s’accroît, que répondre aux indépendantistes du Sahel ou de Casamance ? Dans un communiqué du 17 février 2012, les chefs d’Etat de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) affirment gravement leur attachement à la souveraineté du Mali, qui a perdu le contrôle du nord de son territoire. Mais la plupart d’entre eux (Nigeria, Côte d’Ivoire (7), etc.) sont confrontés à des crises latentes ou ouvertes qui dépassent leur territoire et défient leur propre autorité.
De véritables « systèmes de conflits » se sont installés, caractérisés par la dif- fusion transnationale de l’instabilité en Afrique de l’Ouest, de l’Est et centrale. Ces foyers de tension sont en général « situés le long des espaces frontaliers, dont les dynamiques intrinsèques sont souvent des facteurs de diffusion ou d’amplification des crises », explique le politologue Michel Lun- tumbue (8).
Si des phénomènes similaires ont pu affecter l’Europe centrale et orientale (partition tchécoslovaque, éclatement de la Yougoslavie), ils interviennent ici dans le contexte spécifique d’Etats africains affaiblis, voire en cours d’effondrement, en particulier en raison de leur incapacité à assurer le développement. Les projets nationaux progressistes des élites indépendantes se sont brisés sous les coups de l’autoritarisme et de la corruption. La tutelle des organismes financiers internationaux ajoute à l’infantilisation des autorités.
Sur le continent noir, la violence des inégalités sociales exacerbe les discours identitaires, perçus comme les seuls modes d’ascension sociale : reconnu membre d’une communauté religieuse, culturelle ou ethnique aux revendications spécifiques, le jeune adulte retrouve un sentiment d’appartenance et recourt parfois à des moyens armés pour faire valoir ses droits à travers ceux de son groupe, au détriment de ceux du pays dans son ensemble. Par ailleurs, de plus en plus de jeunes dénoncent l’incurie de leurs aînés, qui s’accrochent au pouvoir en oubliant souvent l’intérêt général. Patente, la rupture du contrat social entre les générations alimente, selon Luntumbue, une « culture de l’intolérance » dans des sociétés où les mécanismes de la démocratie sont encore mal implantés. Les bandes armées dans le delta du Niger sont par exemple typiques d’une jeunesse désœuvrée et avide d’obtenir sa part de l’abondante manne pétrolière. L’autonomisme de la péninsule voisine de Bakassi, au Cameroun, s’inscrit dans la contestation de la légitimité d’un Etat incapable de procéder à un semblant de redistribution des ressources.
Ces conflits, qui ont des causes locales, sont souvent alimentés ou déclenchés par un événement extérieur. L’intervention occidentale en Libye, au printemps 2011, a ainsi contribué à la dissémination d’armes de guerre issues de l’arsenal du colonel Mouammar Kadhafi, mais également des parachutages franco-britanniques. Ces armes se sont déversées dans une zone où s’étendait déjà le djihadisme islamique, tandis que la braise des tensions entre les capitales (Bamako et Niamey) et la rébellion touarègue rougissait sous le souffle de la corruption et de l’arbitraire. On sait par ailleurs que les grandes multinationales instrumentalisent, voire orchestrent, les conflits locaux pour s’emparer des richesses minières (9).
Le continent s’enferme alors dans un cercle vicieux, puisque les Etats se voient souvent contraints de faire appel à l’aide extérieure pour résoudre les crises qui les menacent, validant par là l’accusation initiale d’incompétence et d’illégitimité. Certains observateurs s’inquiètent en outre des effets pervers de l’intervention des associations humanitaires : le politologue camerounais Achille Mbembe estime qu’elles contribuent à brouiller les repères de la souveraineté étatique, les zones protégées devenant « extraterritoriales de fait (10) ».
Au-delà des différends territoriaux entre Etats, on assiste, depuis les années 1990, à la multiplication de conflits internes à caractère politico-ethnique dont les implications peuvent dépasser le cadre d’un pays (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Mali...). La fin de l’affrontement des deux blocs de la guerre froide a pu libérer d’anciennes revendications, tandis que la mondialisation économique et financière redistribuait une partie des cartes géopolitiques. La déstabilisation des Etats est alimentée par une criminalité transfrontalière telle que le trafic d’armes, de drogues ou d’êtres humains. La Guinée-Bissau, habituée des coups d’Etat, est devenue le point d’entrée de la cocaïne d’Amérique du Sud et de l’héroïne afghane, qui, de là, sont réexpédiées vers l’Europe et les Etats-Unis. Mais la région voit également la traite de migrants destinés à l’agriculture et à la pêche (Burkina Faso, Ghana, Bénin, Guinée-Conakry, etc.). Deux cent mille enfants en seraient victimes en Afrique de l’Ouest et en RDC, selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) (11).
Les limites territoriales se diluent au profit de zones frontalières, de « pays frontières » où les régulations s’effectuent par le bas, c’est-à-dire par le jeu des acteurs eux-mêmes. Les Etats ont parfois tenté de répondre aux risques de décomposition par des réformes institutionnelles, comme la décentralisation au Mali ou l’instauration d’une fédération au Nigeria. Mais les tendances lourdes demeurent à l’œuvre. L’ancien président du Mali Alpha Oumar Konaré estime par conséquent que ces phénomènes sont la clé de la période actuelle : c’est à travers eux « que se lit la paix, c’est-à-dire la démocratie, c’est-à-dire le développement », car il n’existe « pas de paix avec des frontières contestées, non assumées, où la peur du voisin est la seule chose communément partagée » (12).
L’historien ivoirien Pierre Kipré estime que l’Afrique traverse une « crise d’identité » qui plonge ses racines dans l’histoire longue. S’il est vrai que les frontières ont été artificiellement tracées par les puissances coloniales lors de la conférence de Berlin en 1884-1885, en faisant litière des réalités sociales et humaines, Kipré souligne une carence des sociétés elles-mêmes. Selon lui, les tensions sont nées « faute d’avoir vu les communautés politiques africaines fonder l’espace autant que les réseaux de relations sociales comme composantes intimes du pouvoir (13) ». La lutte contre la colonisation s’est effectuée dans le cadre des Etats tracés par les Européens, validant les divisions instaurées à la fin du XIXe siècle. De même, les Etats indépendants, tout occupés à asseoir leur autorité naissante, n’ont pas hésité à se faire la guerre. En outre, les régimes à parti unique, parfois issus de luttes armées, recourant à des moyens autoritaires, prétendaient sublimer les aspirations divergentes des populations pour assurer le développement de la « nation ».
Le tracé de frontières rigides n’est pas une tradition africaine, celle-ci valorisant davantage la rencontre, le partage, l’échange. M. Konaré évoque des « confins mouvants » qui agissent comme des « points de suture » ou « de soudure ». Le « cousinage » et les plaisanteries qui l’accompagnent sont d’ailleurs une tradition qui, malgré tout, perdure. Les indépendances ont été obtenues dans les années 1960, alors que les populations n’avaient pas encore intégré les espaces politiques créés par Berlin seulement quatre-vingts ans plus tôt.
Faut-il alors imaginer un « contre-congrès de Berlin » ? En 1994, l’écrivain nigérian Wole Soyinka s’exclamait : « Nous devrions nous asseoir et, munis d’une équerre et d’un compas, redessiner les frontières des nations africaines (14). » Plus récemment, M. Nicolas Sarkozy, à quelques semaines d’un voyage sur place, en 2009, suggérait à propos de la RDC : « Il faudra bien qu’à un moment ou à un autre il y ait un dialogue qui ne soit pas simplement un dialogue conjoncturel, mais un dialogue structurel : comment, dans cette région du monde, on partage l’espace, on partage les richesses et on accepte de comprendre que la géographie a ses lois, que les pays changent rarement d’adresse et qu’il faut apprendre à vivre les uns à côté des autres (15) ? » Ces déclarations ont suscité l’inquiétude dans la région des Grands Lacs, où on a craint une tentative de redécoupage « à l’ancienne ». Mais, au-delà du style éruptif de l’ancien président français, l’idée taraude de nombreux intellectuels et gouvernants africains. « Au cours du prochain siècle, écrit le politologue kényan Ali Mazrui, la configuration de la plupart des Etats africains actuels changera. De deux choses l’une : ou l’autodétermination ethnique conduira à la création d’Etats plus petits, comme dans le cas de la séparation de l’Erythrée et de l’Ethiopie ; ou l’intégration régionale mènera à des unions politiques et économiques plus vastes (16). »
Dans ce qui s’apparente à une course contre la montre, les dirigeants africains semblent avoir pris le parti de la seconde hypothèse. Les frontières seront défendues, mais des institutions régionales instaureront un cadre pacifique. En 2002, l’OUA a ainsi été transformée en Union africaine. Plus structurée, elle est dotée d’un organe exécutif permanent et d’un Conseil de paix et de sécurité. Elle a prévu une échelle de sanctions dont le Niger, la Côte d’Ivoire et le Mali ont subi les foudres : suspension de la participation à l’organisation, embargos, gels des avoirs financiers, etc. Par ailleurs, elle a pris plusieurs initiatives, comme le plan d’action sur la lutte contre la drogue et la prévention de la criminalité. La Cedeao, quant à elle, a renforcé la coopération de ses quinze Etats membres dans des secteurs cibles : stupéfiants, armes, traite des migrants (17). C’est cette organisation régionale qui devrait diriger la prochaine opération militaire dans le nord du Mali, si le Conseil de sécurité des Nations unies en donne l’autorisation.
Sortir des « stratégies réactives » constitue un impératif, selon l’économiste Mamadou Lamine Diallo (18) ; il faudrait aussi abandonner les visions purement sécuritaires, qui risquent de n’atteindre qu’une partie de l’objectif. Il s’agit de retrouver des formes de légitimité du pouvoir qui correspondent à la réalité des sociétés africaines, car les Etats s’effondrent également par manque d’ancrage dans la population.
« Vouloir agir à la place des Africains, alors qu’il s’agit de les accompagner, martèle M. Konaré, c’est prendre le risque de sortir d’une logique de chasse gardée, disons de chasse qu’on ne peut plus garder seul, pour aller vers une logique non moins condamnable et condamnée : celle d’une chasse partagée au profit de monopoles étrangers pour lesquels certains pays africains sont bons à développer, à être industrialisés et d’autres condamnés au rôle de simples marchés, de pourvoyeurs de matières premières (19). » Le renforcement des instances de régulation régionale serait sans doute le meilleur moyen de parvenir à une affirmation continentale. Il devrait s’appuyer sur les « communautés de base » qui, en mobilisant les ressources culturelles et la richesse des pratiques sociales, démontrent chaque jour leur capacité à résoudre les tensions dans de nombreuses zones tampons d’Afrique.
Vaste pays de près de deux millions de kilomètres carrés, le Soudan affronte la rébellion du Darfour sur son flanc ouest (2). En outre, depuis juillet 2011, il est amputé d’une partie de ses territoires du Sud, devenus indépendants sous le nom de Soudan du Sud après des décennies de guerre civile. Malgré plusieurs accords sur le tracé des frontières et la répartition des ressources, les deux Etats sont loin d’avoir trouvé la paix (3).
Le Soudan, traversé de conflits, menacé par des mouvements centrifuges, n’est pas un cas isolé sur le continent noir. En effet, si les tensions au Sahel monopolisent l’attention diplomatique et médiatique, les événements qui s’y déroulent ont leurs pendants dans d’autres régions d’Afrique : aspirations autonomistes, insurrections armées, incapacité des autorités à maintenir l’ordre, trafics transnationaux d’armes et de munitions, ingérences étrangères, course aux ressources naturelles, etc. Les Etats déliquescents ont perdu le contrôle sur des « zones grises » situées à distance des capitales et autoadministrées de manière fréquemment criminelle. Ainsi, entre le Niger et le Nigeria s’étend désormais une bande de trente à quarante kilomètres qui échappe à la supervision de Niamey et d’Abuja. Les frontières, tracées au temps de la colonisation, n’ont parfois plus de réalité, tant sont importants les flux de migrants, de voyageurs et de commerçants qui les ignorent.
Un Etat de facto géré par des clans
Avec ses cortèges de morts, de réfugiés et d’exactions sans fin, la République démocratique du Congo (RDC) se révèle emblématique de ces phénomènes destructeurs. De même, on voit la Somalie se décomposer : une partie de son territoire, le Somaliland, a trouvé une forme de stabilité sous l’autorité d’une élite locale formée au Royaume-Uni, tandis qu’au nord de Mogadiscio le Puntland est un Etat de facto, géré par des clans qui vivent en partie de la piraterie. En Afrique de l’Ouest, si la plupart des pays connaissent la paix, les foyers de crise larvée sont nombreux, et gros de déstabilisations potentielles : la Casamance, région du Sénégal limitrophe de la Gambie et de la Guinée-Bissau, connaît régulièrement des explosions de violence autonomistes (enlèvements, attentats) ; dans le delta du Niger, des bandes armées rançonnent les entreprises et sabotent les installations pétrolières du Nigeria, avec des répercussions au Cameroun, au Togo et au Bénin ; dans les pays de l’Union du fleuve Mano (Côte d’Ivoire, Guinée, Liberia et Sierra Leone) (4), les conflits récents ont laissé des traces. La zone saharo-sahélienne est quant à elle le terrain d’action de mouvements criminels, de groupes islamistes radicaux et de revendications touarègues qui créent une partition de fait du Mali (5). Seule la partie australe du continent, dominée par l’Afrique du Sud, semble échapper à cette tendance déliquescente (lire « Impériale Afrique du Sud »).Inscrit dans la charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1964, le principe de l’intangibilité des frontières semble bien écorné. En mai 1993, déjà, l’indépendance de l’Erythrée, séparée de l’Ethiopie, l’avait égratigné. Du moins le nouvel Etat s’inscrivait-il encore dans des limites dessinées au temps de la colonisation, donc dans un cadre doté d’une légitimité internationale par le passé. Mais que dire de la sécession du Soudan du Sud, reconnue immédiatement par la « communauté internationale », qui en avait préparé l’avènement ? Certes, l’autonomie de cette zone avait été promise lors de l’indépendance, en 1956, dans le cadre d’un Etat fédéral. Mais Khartoum ne respecta jamais son engagement, déclenchant une rébellion armée qui devait alimenter deux longues guerres civiles (6).
Pour une nouvelle géopolitique africaine
Philippe Rekacewicz, décembre 2012
De véritables « systèmes de conflits » se sont installés, caractérisés par la dif- fusion transnationale de l’instabilité en Afrique de l’Ouest, de l’Est et centrale. Ces foyers de tension sont en général « situés le long des espaces frontaliers, dont les dynamiques intrinsèques sont souvent des facteurs de diffusion ou d’amplification des crises », explique le politologue Michel Lun- tumbue (8).
Si des phénomènes similaires ont pu affecter l’Europe centrale et orientale (partition tchécoslovaque, éclatement de la Yougoslavie), ils interviennent ici dans le contexte spécifique d’Etats africains affaiblis, voire en cours d’effondrement, en particulier en raison de leur incapacité à assurer le développement. Les projets nationaux progressistes des élites indépendantes se sont brisés sous les coups de l’autoritarisme et de la corruption. La tutelle des organismes financiers internationaux ajoute à l’infantilisation des autorités.
Sur le continent noir, la violence des inégalités sociales exacerbe les discours identitaires, perçus comme les seuls modes d’ascension sociale : reconnu membre d’une communauté religieuse, culturelle ou ethnique aux revendications spécifiques, le jeune adulte retrouve un sentiment d’appartenance et recourt parfois à des moyens armés pour faire valoir ses droits à travers ceux de son groupe, au détriment de ceux du pays dans son ensemble. Par ailleurs, de plus en plus de jeunes dénoncent l’incurie de leurs aînés, qui s’accrochent au pouvoir en oubliant souvent l’intérêt général. Patente, la rupture du contrat social entre les générations alimente, selon Luntumbue, une « culture de l’intolérance » dans des sociétés où les mécanismes de la démocratie sont encore mal implantés. Les bandes armées dans le delta du Niger sont par exemple typiques d’une jeunesse désœuvrée et avide d’obtenir sa part de l’abondante manne pétrolière. L’autonomisme de la péninsule voisine de Bakassi, au Cameroun, s’inscrit dans la contestation de la légitimité d’un Etat incapable de procéder à un semblant de redistribution des ressources.
Ces conflits, qui ont des causes locales, sont souvent alimentés ou déclenchés par un événement extérieur. L’intervention occidentale en Libye, au printemps 2011, a ainsi contribué à la dissémination d’armes de guerre issues de l’arsenal du colonel Mouammar Kadhafi, mais également des parachutages franco-britanniques. Ces armes se sont déversées dans une zone où s’étendait déjà le djihadisme islamique, tandis que la braise des tensions entre les capitales (Bamako et Niamey) et la rébellion touarègue rougissait sous le souffle de la corruption et de l’arbitraire. On sait par ailleurs que les grandes multinationales instrumentalisent, voire orchestrent, les conflits locaux pour s’emparer des richesses minières (9).
Le continent s’enferme alors dans un cercle vicieux, puisque les Etats se voient souvent contraints de faire appel à l’aide extérieure pour résoudre les crises qui les menacent, validant par là l’accusation initiale d’incompétence et d’illégitimité. Certains observateurs s’inquiètent en outre des effets pervers de l’intervention des associations humanitaires : le politologue camerounais Achille Mbembe estime qu’elles contribuent à brouiller les repères de la souveraineté étatique, les zones protégées devenant « extraterritoriales de fait (10) ».
Au-delà des différends territoriaux entre Etats, on assiste, depuis les années 1990, à la multiplication de conflits internes à caractère politico-ethnique dont les implications peuvent dépasser le cadre d’un pays (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Mali...). La fin de l’affrontement des deux blocs de la guerre froide a pu libérer d’anciennes revendications, tandis que la mondialisation économique et financière redistribuait une partie des cartes géopolitiques. La déstabilisation des Etats est alimentée par une criminalité transfrontalière telle que le trafic d’armes, de drogues ou d’êtres humains. La Guinée-Bissau, habituée des coups d’Etat, est devenue le point d’entrée de la cocaïne d’Amérique du Sud et de l’héroïne afghane, qui, de là, sont réexpédiées vers l’Europe et les Etats-Unis. Mais la région voit également la traite de migrants destinés à l’agriculture et à la pêche (Burkina Faso, Ghana, Bénin, Guinée-Conakry, etc.). Deux cent mille enfants en seraient victimes en Afrique de l’Ouest et en RDC, selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) (11).
« Crise d’identité »
Les multiples groupes qui contestent à l’Etat le monopole de la violence légitime nouent des alliances de circonstance et se jouent de frontières devenues fluides. Dans le nord du Mali, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), Ançar Dine, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et les groupes nomades touaregs, dont les revendications sont anciennes, se sont ainsi associés pour lutter contre l’autorité de Bamako. Mais ils se sont également liés à des trafiquants avec lesquels ils échangent argent et services. Ces alliances peuvent se dissoudre aussi vite qu’elles se sont nouées.Les limites territoriales se diluent au profit de zones frontalières, de « pays frontières » où les régulations s’effectuent par le bas, c’est-à-dire par le jeu des acteurs eux-mêmes. Les Etats ont parfois tenté de répondre aux risques de décomposition par des réformes institutionnelles, comme la décentralisation au Mali ou l’instauration d’une fédération au Nigeria. Mais les tendances lourdes demeurent à l’œuvre. L’ancien président du Mali Alpha Oumar Konaré estime par conséquent que ces phénomènes sont la clé de la période actuelle : c’est à travers eux « que se lit la paix, c’est-à-dire la démocratie, c’est-à-dire le développement », car il n’existe « pas de paix avec des frontières contestées, non assumées, où la peur du voisin est la seule chose communément partagée » (12).
L’historien ivoirien Pierre Kipré estime que l’Afrique traverse une « crise d’identité » qui plonge ses racines dans l’histoire longue. S’il est vrai que les frontières ont été artificiellement tracées par les puissances coloniales lors de la conférence de Berlin en 1884-1885, en faisant litière des réalités sociales et humaines, Kipré souligne une carence des sociétés elles-mêmes. Selon lui, les tensions sont nées « faute d’avoir vu les communautés politiques africaines fonder l’espace autant que les réseaux de relations sociales comme composantes intimes du pouvoir (13) ». La lutte contre la colonisation s’est effectuée dans le cadre des Etats tracés par les Européens, validant les divisions instaurées à la fin du XIXe siècle. De même, les Etats indépendants, tout occupés à asseoir leur autorité naissante, n’ont pas hésité à se faire la guerre. En outre, les régimes à parti unique, parfois issus de luttes armées, recourant à des moyens autoritaires, prétendaient sublimer les aspirations divergentes des populations pour assurer le développement de la « nation ».
Le tracé de frontières rigides n’est pas une tradition africaine, celle-ci valorisant davantage la rencontre, le partage, l’échange. M. Konaré évoque des « confins mouvants » qui agissent comme des « points de suture » ou « de soudure ». Le « cousinage » et les plaisanteries qui l’accompagnent sont d’ailleurs une tradition qui, malgré tout, perdure. Les indépendances ont été obtenues dans les années 1960, alors que les populations n’avaient pas encore intégré les espaces politiques créés par Berlin seulement quatre-vingts ans plus tôt.
Faut-il alors imaginer un « contre-congrès de Berlin » ? En 1994, l’écrivain nigérian Wole Soyinka s’exclamait : « Nous devrions nous asseoir et, munis d’une équerre et d’un compas, redessiner les frontières des nations africaines (14). » Plus récemment, M. Nicolas Sarkozy, à quelques semaines d’un voyage sur place, en 2009, suggérait à propos de la RDC : « Il faudra bien qu’à un moment ou à un autre il y ait un dialogue qui ne soit pas simplement un dialogue conjoncturel, mais un dialogue structurel : comment, dans cette région du monde, on partage l’espace, on partage les richesses et on accepte de comprendre que la géographie a ses lois, que les pays changent rarement d’adresse et qu’il faut apprendre à vivre les uns à côté des autres (15) ? » Ces déclarations ont suscité l’inquiétude dans la région des Grands Lacs, où on a craint une tentative de redécoupage « à l’ancienne ». Mais, au-delà du style éruptif de l’ancien président français, l’idée taraude de nombreux intellectuels et gouvernants africains. « Au cours du prochain siècle, écrit le politologue kényan Ali Mazrui, la configuration de la plupart des Etats africains actuels changera. De deux choses l’une : ou l’autodétermination ethnique conduira à la création d’Etats plus petits, comme dans le cas de la séparation de l’Erythrée et de l’Ethiopie ; ou l’intégration régionale mènera à des unions politiques et économiques plus vastes (16). »
Dans ce qui s’apparente à une course contre la montre, les dirigeants africains semblent avoir pris le parti de la seconde hypothèse. Les frontières seront défendues, mais des institutions régionales instaureront un cadre pacifique. En 2002, l’OUA a ainsi été transformée en Union africaine. Plus structurée, elle est dotée d’un organe exécutif permanent et d’un Conseil de paix et de sécurité. Elle a prévu une échelle de sanctions dont le Niger, la Côte d’Ivoire et le Mali ont subi les foudres : suspension de la participation à l’organisation, embargos, gels des avoirs financiers, etc. Par ailleurs, elle a pris plusieurs initiatives, comme le plan d’action sur la lutte contre la drogue et la prévention de la criminalité. La Cedeao, quant à elle, a renforcé la coopération de ses quinze Etats membres dans des secteurs cibles : stupéfiants, armes, traite des migrants (17). C’est cette organisation régionale qui devrait diriger la prochaine opération militaire dans le nord du Mali, si le Conseil de sécurité des Nations unies en donne l’autorisation.
Sortir des « stratégies réactives » constitue un impératif, selon l’économiste Mamadou Lamine Diallo (18) ; il faudrait aussi abandonner les visions purement sécuritaires, qui risquent de n’atteindre qu’une partie de l’objectif. Il s’agit de retrouver des formes de légitimité du pouvoir qui correspondent à la réalité des sociétés africaines, car les Etats s’effondrent également par manque d’ancrage dans la population.
« Vouloir agir à la place des Africains, alors qu’il s’agit de les accompagner, martèle M. Konaré, c’est prendre le risque de sortir d’une logique de chasse gardée, disons de chasse qu’on ne peut plus garder seul, pour aller vers une logique non moins condamnable et condamnée : celle d’une chasse partagée au profit de monopoles étrangers pour lesquels certains pays africains sont bons à développer, à être industrialisés et d’autres condamnés au rôle de simples marchés, de pourvoyeurs de matières premières (19). » Le renforcement des instances de régulation régionale serait sans doute le meilleur moyen de parvenir à une affirmation continentale. Il devrait s’appuyer sur les « communautés de base » qui, en mobilisant les ressources culturelles et la richesse des pratiques sociales, démontrent chaque jour leur capacité à résoudre les tensions dans de nombreuses zones tampons d’Afrique.
Anne-Cécile Robert
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