mardi 25 novembre 2014

Grands Reporters - Mali : les dessous d’une guerre

Grands Reporters - Mali : les dessous d’une guerre

Si l’aéroport de Sévaré était tombé...

Mali : les dessous d’une guerre

Une intervention approuvée par les Français, l’Europe et l’ONU ? Oui. Mais une guerre dure dont on ne pourra sortir que par la négociation politique
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Ils sont arrivés ce jeudi 10 janvier vers 13 heures à l’entrée de Konna. Deux bus, qui tremblaient dans la poussière et la chaleur. Deux transports privés de la compagnie Sonef bien connue dans la région, tenue par M. Nema, un homme d’affaires arabe implanté de Ouagadougou à Niamey. Des civils en voyage. Au check-point, les militaires maliens leur ont fait signe de s’arrêter pour contrôler les passagers. Ils se méfiaient. Depuis trois jours, la région sentait la poudre. D’abord, des villes du Nord qui se vident subitement de leurs islamistes.
Puis un premier regroupement de 70 pick-up du groupe d’Ansar Dine sur l’axe Bambara-Maoundé, entre Tombouctou et Douentza. Très vite rejoint par une colonne d’Aqmi, et des éléments du Mujao. Trois groupes armés islamistes, à quelques dizaines de kilomètres des lignes de défense de l’armée malienne, juste avant Mopti, la grande ville, la garnison, le verrou sur la route de Bamako, à 650 kilomètres plus au sud.
Peu après, la puissante colonne de 150 véhicules fonce vers Konna, essuie quelques tirs de missiles maliens, et fait une pause à une vingtaine de kilomètres de la ville. Puis elle charge. Surprise, les soldats maliens se battent, résistent, les freinent. L’armée doit se replier sur la ville. Le lendemain vers 10 heures, nouvelle charge, nouveaux combats, cinq heures de face-à-face, très violent. La colonne infernale est bloquée. Et il y a ces deux bus de voyageurs qui traversent les lignes. A contrôler, bien sûr. Quatorze hommes à bord, dont les chauffeurs, tous enveloppés dans leurs chèches. Des combattants islamistes déguisés en civil.
Au check-point, ils surgissent, kalachnikov à la main, ouvrent le feu au milieu des soldats, en massacrent soixante avant de se faire abattre. Une nouvelle version du Cheval de Troie, façon Aqmi. Les kamikazes se sont sacrifiés pour percer les défenses. Derrière eux, dissimulés dans une forêt proche, les pick-up des islamistes arrivent à tombeau ouvert, s’engouffrent, emportent tout. Devant, il y a la ville de Mopti et, surtout, juste avant, le grand aéroport de Sévaré, la seule piste d’atterrissage solide de tout le nord du Mali. Konna est tombé. Sévaré est à portée de kalachnikov. Le Mali est au bord du gouffre.
Ansar Dine coupé en deux. C’est à n’y rien comprendre. Juste avant Noël, on avait quitté à Ouagadougou, au Burkina Faso, les salons d’un palace où des délégations policées négociaient patiemment les termes d’une médiation entre l’Etat malien et les Touaregs du Nord. Ansar Dine était là. Le mouvement armé le plus puissant du Nord se disait prêt à se dissocier des terroristes d’Aqmi et du Mujao. On parlait autonomie des Touaregs, charia soft et refus des mutilations et des prises d’otages, si loin de la morale traditionnelle des Touaregs. La prochaine réunion était prévue le 10 janvier, le jour où... Konna est tombé.
Trahison ? Non. Il y a eu d’abord la rigidité malienne, sa réticence à négocier avec les rebelles du Nord, le mépris même, quand un ministre refuse de serrer la main des négociateurs d’Ansar Dine. Et la dérive d’Iyad Ag Ghali, rebelle de tout temps, guerrier, maître de Kidal et chef charismatique d’Ansar Dine. A Ouagadougou, ses plus proches collaborateurs, le noble Alghabass Al Intallah, fils de l’autorité spirituelle des Touaregs, Ahmada Ag Bibi, le politique, et Mohamed Ag Aharib, le solide porte-parole, tirent leur chef vers une médiation, l’arrêt des hostilités, la solution politique et la rupture avec les intégristes d’Aqmi. Et lui, Iyad Ag Ghali, ne pense qu’à la charia. Et c’est lui qui décide.
Le désespoir de Bilal. Il fait déjà trop chaud dans ce café discret en banlieue de Bamako. Il est tôt et Bilal transpire devant son thé bouillant. Le palu, plus une vilaine bronchite, un peu de peur et pas mal de désespoir. Bilal, le Touareg de Kidal, croyait en Iyad le grand chef. Même si les jeunes comme lui et les combattants qui l’avaient rejoint sont croyants mais se fichent de la charia, aiment la musique et le tabac, ne sont ni laïques ni islamistes, et veulent avant tout vivre en hommes libres dans l’Azawad, leur désert touareg. Oui, Bilal croyait en Iyad. Pour les mener à la victoire. D’ailleurs, il avait déjà chassé l’armée malienne du désert : « J’avais du respect pour lui. »
Et puis, le vieux guerrier s’est raidi. Voilà peu, Bilal tombe sur le compte-rendu en tamachek d’une conversation. Iyad, le chef taiseux, prend le thé sous la tente avec des membres d’Aqmi et leur fait une très longue déclaration d’amour. En substance : la charia est la loi de Dieu, les mécréants n’en veulent pas, tant pis, elle sera appliquée en Azawad. Ce n’est pas négociable. Il est prêt à combattre tous les pays, tous les Etats qui ne la reconnaissent pas. L’Occident demande à Ansar Dine de combattre Aqmi ? Pas question. Cela n’arrivera « jamais, jamais, jamais ». Iyad Ag Ghali partagera tout avec ses frères en religion. Même le djihad s’il le faut. Bilal a lu et relu le texte, dur et intransigeant. Puis il a compris : « Aqmi lui a mangé l’esprit. Iyad est parti très loin. Il ne reviendra pas. »
Le sort des soldats perdus. Le grand chef a perdu son aura mais les hommes qui l’ont suivi se battent et meurent. Quand les hélicoptères français frappent les colonnes islamistes à Konna, ils tuent deux commandants connus. L’un, Mohammed dit « Kojac » originaire de Tinesako, s’était battu dans la rébellion entre 2006 et 2008 avant de devenir un spécialiste de l’embuscade, redouté par les militaires maliens. L’autre, Ag Wasnanat, 30 ans, venait de Kidal et s’occupait de logistique. Son véhicule a explosé quand il a voulu entrer dans Konna : « Je les connaissais. Aucun de ces deux hommes n’était islamiste. Ils n’ont fait que suivre Iyad », dit Bilal. Aujourd’hui, il se cache.
Hier, la villa du noble Alghabass, le fils de l’Intallah, a été attaquée et dévastée sous l’oeil des militaires. Au siège de l’Onef la compagnie des deux bus pris en otages, les locaux ont été saccagés et le directeur interpellé. Par peur des représailles, Bilal, le Touareg à la peau claire, ne sort plus dans les rues où des jeunes Maliens, juchés sur des motos chinoises, agitent des drapeaux français. Et il se prépare à fuir Bamako, comme les autres jeunes Touaregs de la capitale.
« Combattre le terrorisme. » Dehors, Bamako respire, soulagé. A la radio, à la télé, dans les journaux, chaque jour qui passe apporte son lot d’informations sur le recul des islamistes et le renforcement des troupes. 500, 1 000 hommes, peut-être plus de 2 000 bientôt, 60 chars qui arrivent de Côte d’Ivoire, des avions Rafale et des Mirage 2000 venus de France... Oui, les Français sont là. En force et pour longtemps. « Le temps nécessaire », a dit le président François Hollande. « Des forces engagées dans un combat sans merci contre le terrorisme où qu’il se trouve », a dit le ministre de la Défense.
L’objectif ? Il y en a trois évidents : arrêter l’offensive islamiste, empêcher les groupes de nuire et sécuriser nos ressortissants. Et l’on dresse le tableau d’une colonne infernale qui allait investir Mopti, faire sauter le verrou et déferler sur la capitale, Bamako, avant de transformer le Mali en pays des talibans. Le problème est que personne de sérieux, ici, ne croit que les islamistes voulaient prendre le pouvoir. D’abord parce que la route jusqu’à Bamako n’est pas un désert.
Entre Mopti et la capitale, il y a des populations hostiles aux hommes du Nord, des garnisons, des soldats, certes en très mauvais état mais assez nombreux pour s’opposer à une centaine de pick-up chevauchés par un millier de rebelles. Et surtout parce que l’objectif d’Ansar Dine n’était pas de prendre le pouvoir au Sud.
Iyad Ag Ghali a sans doute commis l’erreur de sa vie en attaquant Konna mais il n’a pas perdu la tête. Il savait, puisqu’on l’a répété pendant des mois, qu’une intervention étrangère - africaine et française - était inévitable. Son pari était simple : il ne fallait plus attendre, l’armée malienne ne résisterait pas à l’assaut de Konna, la route de Mopti et de l’aéroport de Sévaré serait ouverte, l’unique aéroport du Nord, indispensable aux forces étrangères, serait aux mains des islamistes. Et ce jour-là la donne aurait changé ! Iyad et ses alliés auraient eu alors beau jeu d’imposer leur vision de l’Azawad, très loin de Bamako et tout près de Dieu. Il avait parié aussi que la France ne bougerait pas, comme hier en Centrafrique. Et là, il s’est lourdement trompé.
« Sauver Bamako. » Oui, il fallait sauver Bamako mais de lui-même. Et l’attaque de Konna changeait la donne. Jusqu’ici, la France s’activait pour mettre en place un plan d’intervention où les Africains et l’Etat malien seraient les premiers acteurs, maîtres de leur sort. La mécanique, diplomatiquement bien huilée, prévoyait l’appel aux pays voisins de la zone - Niger, Nigeria, Burkina, Côte d’Ivoire, Sénégal, etc. - 3 300 hommes venus de la Cedao pour renforcer les Forces maliennes. D’autant qu’après un putsch de sous-officiers, des affrontements fratricides et sanglants et une série de défaites contre les hommes du Nord, cette armée n’existe plus que sur le papier.
L’objectif des Français était donc de la recréer, de l’armer, de la former et d’en faire une force capable d’aller bouter l’islamiste hors du territoire. Quand ? Pas avant l’automne 2013, au mieux. Après les six à huit mois de formation nécessaire et la saison des pluies de l’été prochain. Voilà le plan. Avec Konna, il était caduc. Au nord, les islamistes avançaient. Au sud, le pays tremblait. Dans la capitale, les casernes bruissaient d’une nouvelle menace de putsch. Et le pouvoir vacillait.
L’Etat ? Il était déjà écartelé entre un « président de transition » mal remis d’un tabassage dans son propre bureau, un Premier ministre qui venait d’être nommé pour remplacer celui qui venait d’être éjecté, et le capitaine Sanogo, militaire putschiste, tapi dans sa caserne au-dessus de Bamako, homme fort et toujours prêt à l’action. Dans ces conditions, attendre était furieusement dangereux. Au risque de se retrouver à l’automne avec un plan, certes, mais sans Etat, sans armée, sans pays. Un Mali en morceaux.
« Il faut permettre la mise en place de la résolution de l’ONU », a dit François Hollande. En clair, intervenir maintenant, c’est empêcher la catastrophe. En assurant la survie, la transition et l’éventuelle reconstruction d’un pays en lambeaux. Alors, oubliées, la non-intervention, la France « en soutien logistique », les pudeurs diplomatiques et les précautions d’usage ! L’heure n’est plus aux faux-nez.
Et après ? Que voilà une guerre facile ! Des frappes aériennes, très efficaces, sur des colonnes de soudards massés dans le désert. Une guerre juste, contre des islamistes terroristes d’Al-Qaida, des fanatiques qui prennent des otages, brutalisent des populations et veulent les renvoyer à l’âge de pierre du califat. Une guerre qui répond à l’appel au secours du peuple du Mali. Une guerre qui recueille l’assentiment des Français, de l’Europe, de l’ONU. Une guerre qui renforce la cohésion de la nation et l’image de son président devenu chef de guerre. On est loin de ce navrant confit afghan !
Déjà, les premiers contacts au sol ont démontré une nouvelle fois ce qu’on sait et qu’on ne cesse de vouloir oublier. La guerre dans le désert sera dure, une fois mangé le pain blanc des raids aériens, face à des combattants lourdement armés, prêts à mourir et experts d’un désert qu’ils parcourent depuis vingt ans. Un pilote français tué, d’une simple balle de kalachnikov, parce qu’on l’a envoyé attaquer une colonne dans un hélicoptère entouré d’une simple bulle de Plexiglas. Les combats seront difficiles.
Il faudra éviter les pertes lourdes insupportables, les bavures des bombardements, les campements nomades confondus avec des groupes islamistes, les exactions de soldats maliens humiliés et tentés par la vengeance, l’écrasement des populations prises dans la tourmente où le risque est de confondre Touareg du Nord et intégriste islamiste... Et il faudra très vite revenir, par la négociation politique, à l’origine de la crise - bien avant qu’Aqmi ne la manipule, ne menace et frappe - et réparer un demi-siècle d’abandon et de mépris des populations du nord du Mali. Les premières victimes aujourd’hui.

Et les otages ?

« Cette fois, c’est fichu. Et pour un moment... » Le messager a raccroché son téléphone, rangé ses papiers et refermé le dossier. Il venait d’apprendre l’intervention française sur le nord du Mali. Des mois et des mois de négociations, de fausses pistes et de vrais espoirs, de lettres transmises dans le désert, de réponses ou de silence, de propositions et de contre-propositions, de chiffres en millions d’euros à la hausse ou à la baisse, selon l’humeur politique et les exigences des ravisseurs.
Plus rien de tout cela n’a d’importance. La France est entrée en guerre, et les islamistes d’Abou Zeid, leur chef en tête, mènent le djihad près de Konna. Mais huit hommes sont prisonniers du désert, certains depuis des années.
Ici ou là, on réclame une intervention pour les libérer. Sauf que leurs gardiens ne les lâchent pas d’un pouce. « Au moindre bruit, en quelques secondes, j’avais un homme en armes près de moi », prêt à l’abattre, a dit un ex-otage. Que peuvent faire les ravisseurs ? En tuer un, comme un signe fort. Ce n’est pas à exclure. Mais cela ne changerait rien à la donne. Pour eux, les otages représentent de l’argent, un avantage politique, un bouclier humain. Et ils les garderont vivants, tant qu’ils pourront en tirer un avantage, ce pour quoi ils les ont pris.
Reste que le sort des otages n’a pas empêché l’intervention française. Et que le feu vert n’a jamais été donné pour se plier aux fortes exigences d’Aqmi. Sans doute parce que l’on considère désormais que payer équivaut à renforcer les terroristes, à financer leur capacité de nuisance et qu’il faut, un jour ou l’autre, assécher la prise d’otages à la source. Aujourd’hui, la guerre rend toute négociation caduque. Les deux sont difficilement conciliables. Et le ministre français de la Défense en a fait le constat impuissant : « La vie des otages est en jeu, hier, aujourd’hui et demain. »
24 janvier 2013

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