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RÉCIT
Partis vers l’Algérie, début octobre, ils avaient presque atteint leur but : 92 migrants ont péri, morts de soif dans le désert du Niger. Abou, qui a survécu, raconte.
En connaissaient-ils les périls quand ils sont partis début octobre d’Arlit, à travers le désert du Ténéré, en direction de Tamanrasset ? Ce n’est que fin octobre que la nouvelle du drame a été rendue publique. L’armée nigérienne a recensé 92 corps : ceux de 33 femmes, 7 hommes et 52 enfants ; 17 personnes, dont une fillette de 10 ans, ont survécu. Tous étaient originaires de la préfecture de Matamèye, dans la région de Zinder, zone limitrophe du Nigeria, à plus de 1 200 km des lieux du drame. Aussitôt, les services de l’Etat se sont empressés de fermer les hangars de transit d’Agadez et d’Arlit, «ces hubs de tous les trafics» selon la formule du président Issoufou qui a reçu Libération.«Mais ils ont été rouverts quelques jours plus tard. La corruption est endémique ici et le pouvoir central, qui sait ce qui se passe, ne fait rien pour changer les choses», souffle Mohamed Anacko, président du Conseil régional d’Agadez, qui affirme avoir alerté plusieurs fois la présidence de la République, lui suggérant de «faire le ménage dans l’administration du gouvernorat».
Un convoi s’élance, suivi de près par un second, dans la tradition cruelle de ces passeurs, souvent des Touaregs ou des Toubous, exempts de tourments moraux, car les maîtres du désert ont l’habitude de déverser leur cargaison humaine en Libye ou en Algérie. «Pour ces pauvres gens, la destination, c’est l’Algérie. On leur a dit que la mendicité marchait bien, car les Arabes donnent beaucoup aux enfants qu’ils prennent en pitié. Que peut-on opposer à des gens qui partent mendier ? Leur dire : restez mourir de faim au village ? La question qui se pose à notre pays, c’est comment lutter contre le cynisme de ces fonctionnaires qui laissent passer des convois de migrants qu’ils rackettent et qui, une fois qu’ils ont touché l’argent de la honte, s’en lavent les mains», dit, d’une voix égale, Ousmane Moutari, président du Conseil régional de Zinder.
Le bimensuel d’Agadez, Aïr info, a publié, suite à ce drame, un document confidentiel de la Haute Autorité contre la corruption et les infractions assimilées, où sont détaillées les sommes rackettées par les fonctionnaires de police et de l’armée, lors des passages des migrants. Pour un véhicule : 10 000 francs CFA - 15 euros (1) - à verser «en deux fois» (police et armée) à la sortie d’Agadez ou d’Arlit. Ensuite, 1 000 francs par passager. Si c’est un Nigérien, c’est moins : 500. Le tout à trois reprises, à chaque poste de contrôle sur les pistes de Libye ou d’Algérie. Dans une note à ses services du 24 juillet, le gouverneur d’Agadez, le colonel Maikido, avait exigé de mettre un terme au transport de clandestins. Une source politique à Agadez confie à Libération«que ce n’était là qu’un moyen de donner le change devant l’évidence. C’est un trafic lucratif qui touche presque tous les rouages du pouvoir. Le drame des 92 clandestins n’y changera rien».
Impossible de dire combien de clandestins s’entassent alors dans chacun des deux pick-up conduits par «des Touaregs noirs enturbannés», selon un survivant que cite le journal le Sahel. Après de multiples crevaisons et un ensablement, le premier convoi s’arrête définitivement : pont arrière cassé. Le second arrive à sa hauteur, pas en meilleur état, mais lui roule encore. Pas moyen de réparer le pont du Toyota. Il est décidé que le véhicule encore en état retourne à Arlit chercher des pièces et des vivres. Une collecte auprès des migrants, qui ont déjà versé en moyenne 30 000 francs CFA par tête aux passeurs, est faite à la demande du chauffeur. Les maigres 25 000 francs récoltés doivent servir à acheter un train de pneus rechapés, de l’eau, des vivres. Seule une poignée de migrants trouve de l’ombre au bas du véhicule immobilisé mais, comme un fauve, le froid sort au crépuscule, les mord. Les clandestins sont réduits à l’état de servitude, d’animaux captifs.
En journée, le sable est une braise. Au troisième jour, les plus faibles, les enfants surtout, se couchent pour ne plus bouger. Le jour incendiaire éclaire déjà les premières victimes : «On a attendu cinq jours le chauffeur, son mécanicien et l’apprenti, mais ils ne sont jamais revenus. On a décidé de marcher, de toute façon, on allait mourir», raconte Abou, 20 ans, qui a survécu. Il n’y a presque plus d’eau. Les plus fragiles agonisent, raconte Abou, qui a reconnu dans un groupe voisin Koursia, originaire du même village, celui d’Elddawa, sur la commune de Tsaouni, à 6 km de Matamèye, où un panneau «Save the children», à la peinture craquelée par le soleil, matérialise l’entrée de ce lieu sans eau, ni électricité ni réseau téléphonique. Abou n’a pas de papiers. Il a quitté l’école en ne sachant «ni lire ni compter». Il a été embauché un an comme manœuvre dans le sud du Nigeria, avant d’en être chassé au motif que «pour les gens du sud du Nigeria, tous les Haoussas comme moi sont des Boko Haram [secte jihadiste, ndlr]». Abou ne se souvient plus à combien ils sont partis en quête d’un puits à la frontière algérienne, juste qu’ils ont marché «deux jours avec Koursia» et ses enfants : «C’est la petite Wassila [7 mois] qui est morte la première dans mes bras. Puis Moubara [3 ans]. Enfin Zuladeni, qui ne pouvait plus marcher [9 ans]. J’ai laissé la mère avec Wassilia.»
Un camion de 19 tonnes chargé de clandestins, parti bien plus tard que le convoi des deux pick-up, stoppe à un puits à 5-7 km de la frontière algérienne. Et trouve là dix-sept survivants : «On pensait que c’était fini. On n’avait plus la force de puiser l’eau. Les gens pourrissaient au soleil. La nuit, on entendait les bêtes autour des corps», raconte Abou. Les survivants sont conduits en territoire algérien. Abou y restera vingt-sept jours : «Les Algériens nous ont donné à manger et nous ont bien traités.» Les autorités nigériennes prendront en charge son retour, et celui des naufragés du désert, «par la route», se souvient-il. L’époux de Koursia, Abaché Sani, est tailleur à Elddawa. Un village de huttes et de maisons en banco. Abaché a «à peu près 45 ans», dit-il, et un seul bien : une machine à coudre Singer à pédale. Koursia était sa seconde épouse : «Je n’ai rien pu faire pour la retenir. Elle voulait partir depuis un an, même quand elle était enceinte. Elle me parlait toujours de l’Algérie, et d’une femme d’un village voisin du nôtre qui avait touché en Algérie la zakat [l’aumône, ndlr] avec laquelle elle s’était acheté une maison et des beaux habits.»
Pour l’universitaire nigérien «cette histoire, fortement relayée en Europe, nous dit deux choses : que cette zone de survie totale des régions de Zinder et Matamèye, où les terres sont surexploitées et morcelés en d’infinis lopins, ne suffit plus à nourrir ces familles victimes de la poussée démographique. Et que cette courbe qui grimpe en flèche ne semble pas être la préoccupation des différents gouvernements». Cette croissance démographique «est en train de mettre à mal les structures traditionnelles. On voit une chefferie villageoise fragilisée, des maris mis devant le fait accompli du fait de l’indépendance des femmes s’affranchissant des contraintes religieuses et choisissant un islam à la carte. Elles veulent partir coûte que coûte, quitte à tomber dans les mains de proxénètes, quitte à se vendre et parfois à se faire violer par les passeurs eux-mêmes», explique le chercheur pour qui «ce phénomène nouveau» reste pour le moment localisé dans la région de Matamèye.
Le petit tailleur pleure. Il a été tiré de son sépulcre par le récit d’Abou et se cache le visage dans le pli de son boubou. Il rentre dans la case séparer ce qui est mort et ce qui peut revivre : «Je vais garder la petite veste de Moubara avec moi, pour toujours», et d’un geste s’en cache le visage en respirant très fort la matière tant de fois portée. Dans le village voisin de Kourni, relié à Matamèye distante de 4 km par une piste en sable, lui aussi isolé dans la brousse, c’est le chef de village qui a vu sa femme et sa fille partir un jour de juillet pour rejoindre Arlit. La mère et la fille étaient dans le pick-up tombé en panne. Silbiya, 14 ans, était scolarisée en seconde dans la ville de Kantché, à 7 km du village. Le chef raconte qu’elle «travaillait bien, croit-il savoir. Pas du tout une fille délurée, ni insolente, mais secrète, proche de sa mère, ma troisième femme». La mère et la fille ont vendu deux moutons «en douce», selon le chef. Avec les 30 000 francs de la vente, elles ont regagné Arlit. «On sait comment on vit là-bas quand on est une femme sans argent…» lâche le chef.
Sahirou se tait et se lève sans un regard vers l’homme qui vient de le blesser. Sa première épouse, avec qui il a cinq enfants, porte un nourrisson sur le dos, et dit : «J’ai perdu une sœur. Je m’en remets à Dieu.» Les parents d’Ali, 16 ans, ont aussi quitté le village en juillet pour Arlit. «Mon père mendiait en ville, ma mère faisait la vaisselle chez des commerçants d’Arlit avant le grand départ», raconte-t-il. Il n’a pas voulu monter avec ses parents dans l’un des pick-up, prétextant qu’il avait trouvé un travail de manœuvre, mais surtout que ce voyage lui faisait peur. Le jeune homme n’a plus de famille. Le chef du village affirme qu’on le nourrit bien. Ali détourne les yeux : «Mais de moins en moins.»
Le Niger, fin novembre, a décrété trois jours de deuil. Début décembre, une cérémonie a eu lieu à la préfecture de Matamèye. Un élu local à tenu à remercier les autorités d’avoir versé l’équivalent de trois millions de francs aux parents des victimes et survivants, selon le barème suivant : 90 000 francs par disparu, 50 000 pour chaque survivant et 75 000 pour financer le remariage des pères.
Stupeur dans l’entourage du nouveau gouverneur de région qui avait provisionné 7 millions. Les regards se sont alors tournés vers le préfet, lequel a balbutié «que les quatre millions ont été mis de côté pour que les nouveaux survivants ne soient pas lésés». Le préfet n’a pas souhaité rencontrer Libération : «Une urgence», a-t-il fait savoir. Pour le président du Conseil régional de Zinder, le préfet aurait, depuis lors, rendu «l’argent de la mort».
Une cage en forme de gril
A leur départ d’Arlit, à 180 km de la frontière algérienne, les clandestins sont entassés dans deux 4 × 4 Toyota que Mohamed Anacko appelle «des cercueils roulants». Ils ont été aménagés pour le transport du bétail. Femmes et enfants dans la petite benne du 4 x 4, entassés, corps recroquevillés, comme tapissant les alvéoles d’une ruche. Les hommes, eux, ont pris position sur une sorte de cage métallique, jambes pendantes pour les mieux installés, juste au-dessus des femmes et des enfants. C’est sur et sous cette cage en forme de gril que les clandestins vont débuter leur martyre. Les villageois de la région de Matamèye roulent déjà vers la mort.Un convoi s’élance, suivi de près par un second, dans la tradition cruelle de ces passeurs, souvent des Touaregs ou des Toubous, exempts de tourments moraux, car les maîtres du désert ont l’habitude de déverser leur cargaison humaine en Libye ou en Algérie. «Pour ces pauvres gens, la destination, c’est l’Algérie. On leur a dit que la mendicité marchait bien, car les Arabes donnent beaucoup aux enfants qu’ils prennent en pitié. Que peut-on opposer à des gens qui partent mendier ? Leur dire : restez mourir de faim au village ? La question qui se pose à notre pays, c’est comment lutter contre le cynisme de ces fonctionnaires qui laissent passer des convois de migrants qu’ils rackettent et qui, une fois qu’ils ont touché l’argent de la honte, s’en lavent les mains», dit, d’une voix égale, Ousmane Moutari, président du Conseil régional de Zinder.
Le bimensuel d’Agadez, Aïr info, a publié, suite à ce drame, un document confidentiel de la Haute Autorité contre la corruption et les infractions assimilées, où sont détaillées les sommes rackettées par les fonctionnaires de police et de l’armée, lors des passages des migrants. Pour un véhicule : 10 000 francs CFA - 15 euros (1) - à verser «en deux fois» (police et armée) à la sortie d’Agadez ou d’Arlit. Ensuite, 1 000 francs par passager. Si c’est un Nigérien, c’est moins : 500. Le tout à trois reprises, à chaque poste de contrôle sur les pistes de Libye ou d’Algérie. Dans une note à ses services du 24 juillet, le gouverneur d’Agadez, le colonel Maikido, avait exigé de mettre un terme au transport de clandestins. Une source politique à Agadez confie à Libération«que ce n’était là qu’un moyen de donner le change devant l’évidence. C’est un trafic lucratif qui touche presque tous les rouages du pouvoir. Le drame des 92 clandestins n’y changera rien».
Impossible de dire combien de clandestins s’entassent alors dans chacun des deux pick-up conduits par «des Touaregs noirs enturbannés», selon un survivant que cite le journal le Sahel. Après de multiples crevaisons et un ensablement, le premier convoi s’arrête définitivement : pont arrière cassé. Le second arrive à sa hauteur, pas en meilleur état, mais lui roule encore. Pas moyen de réparer le pont du Toyota. Il est décidé que le véhicule encore en état retourne à Arlit chercher des pièces et des vivres. Une collecte auprès des migrants, qui ont déjà versé en moyenne 30 000 francs CFA par tête aux passeurs, est faite à la demande du chauffeur. Les maigres 25 000 francs récoltés doivent servir à acheter un train de pneus rechapés, de l’eau, des vivres. Seule une poignée de migrants trouve de l’ombre au bas du véhicule immobilisé mais, comme un fauve, le froid sort au crépuscule, les mord. Les clandestins sont réduits à l’état de servitude, d’animaux captifs.
En journée, le sable est une braise. Au troisième jour, les plus faibles, les enfants surtout, se couchent pour ne plus bouger. Le jour incendiaire éclaire déjà les premières victimes : «On a attendu cinq jours le chauffeur, son mécanicien et l’apprenti, mais ils ne sont jamais revenus. On a décidé de marcher, de toute façon, on allait mourir», raconte Abou, 20 ans, qui a survécu. Il n’y a presque plus d’eau. Les plus fragiles agonisent, raconte Abou, qui a reconnu dans un groupe voisin Koursia, originaire du même village, celui d’Elddawa, sur la commune de Tsaouni, à 6 km de Matamèye, où un panneau «Save the children», à la peinture craquelée par le soleil, matérialise l’entrée de ce lieu sans eau, ni électricité ni réseau téléphonique. Abou n’a pas de papiers. Il a quitté l’école en ne sachant «ni lire ni compter». Il a été embauché un an comme manœuvre dans le sud du Nigeria, avant d’en être chassé au motif que «pour les gens du sud du Nigeria, tous les Haoussas comme moi sont des Boko Haram [secte jihadiste, ndlr]». Abou ne se souvient plus à combien ils sont partis en quête d’un puits à la frontière algérienne, juste qu’ils ont marché «deux jours avec Koursia» et ses enfants : «C’est la petite Wassila [7 mois] qui est morte la première dans mes bras. Puis Moubara [3 ans]. Enfin Zuladeni, qui ne pouvait plus marcher [9 ans]. J’ai laissé la mère avec Wassilia.»
Un camion de 19 tonnes chargé de clandestins, parti bien plus tard que le convoi des deux pick-up, stoppe à un puits à 5-7 km de la frontière algérienne. Et trouve là dix-sept survivants : «On pensait que c’était fini. On n’avait plus la force de puiser l’eau. Les gens pourrissaient au soleil. La nuit, on entendait les bêtes autour des corps», raconte Abou. Les survivants sont conduits en territoire algérien. Abou y restera vingt-sept jours : «Les Algériens nous ont donné à manger et nous ont bien traités.» Les autorités nigériennes prendront en charge son retour, et celui des naufragés du désert, «par la route», se souvient-il. L’époux de Koursia, Abaché Sani, est tailleur à Elddawa. Un village de huttes et de maisons en banco. Abaché a «à peu près 45 ans», dit-il, et un seul bien : une machine à coudre Singer à pédale. Koursia était sa seconde épouse : «Je n’ai rien pu faire pour la retenir. Elle voulait partir depuis un an, même quand elle était enceinte. Elle me parlait toujours de l’Algérie, et d’une femme d’un village voisin du nôtre qui avait touché en Algérie la zakat [l’aumône, ndlr] avec laquelle elle s’était acheté une maison et des beaux habits.»
«Elle avait vendu notre lit»
Pour Moulaye Hassane, islamologue à l’Institut de recherche en sciences humaines de Niamey,«une partie de ces gens qui ont péri ont été victimes du mythe de la zakat. D’une rumeur savamment construite, souvent à dessein par les passeurs eux-mêmes, et qui devient un miroir aux alouettes mortel : 100 000 francs deviennent alors des millions et 92 clandestins deviennent 92 victimes». Abaché se souvient qu’un matin, profitant de son absence, Koursia s’est enfuie avec les enfants : «En rentrant, j’ai vu qu’elle avait vendu notre lit en bois 30 000 francs à un commerçant de Matamèye pour financer son voyage.» Dans la case, quatre casseroles émaillées et un haut de survêtement, celui de Moubara, avec l’écusson du Manchester United. «C’est tout ce qui reste de ma femme et de mes enfants», dit Abaché.Pour l’universitaire nigérien «cette histoire, fortement relayée en Europe, nous dit deux choses : que cette zone de survie totale des régions de Zinder et Matamèye, où les terres sont surexploitées et morcelés en d’infinis lopins, ne suffit plus à nourrir ces familles victimes de la poussée démographique. Et que cette courbe qui grimpe en flèche ne semble pas être la préoccupation des différents gouvernements». Cette croissance démographique «est en train de mettre à mal les structures traditionnelles. On voit une chefferie villageoise fragilisée, des maris mis devant le fait accompli du fait de l’indépendance des femmes s’affranchissant des contraintes religieuses et choisissant un islam à la carte. Elles veulent partir coûte que coûte, quitte à tomber dans les mains de proxénètes, quitte à se vendre et parfois à se faire violer par les passeurs eux-mêmes», explique le chercheur pour qui «ce phénomène nouveau» reste pour le moment localisé dans la région de Matamèye.
Le petit tailleur pleure. Il a été tiré de son sépulcre par le récit d’Abou et se cache le visage dans le pli de son boubou. Il rentre dans la case séparer ce qui est mort et ce qui peut revivre : «Je vais garder la petite veste de Moubara avec moi, pour toujours», et d’un geste s’en cache le visage en respirant très fort la matière tant de fois portée. Dans le village voisin de Kourni, relié à Matamèye distante de 4 km par une piste en sable, lui aussi isolé dans la brousse, c’est le chef de village qui a vu sa femme et sa fille partir un jour de juillet pour rejoindre Arlit. La mère et la fille étaient dans le pick-up tombé en panne. Silbiya, 14 ans, était scolarisée en seconde dans la ville de Kantché, à 7 km du village. Le chef raconte qu’elle «travaillait bien, croit-il savoir. Pas du tout une fille délurée, ni insolente, mais secrète, proche de sa mère, ma troisième femme». La mère et la fille ont vendu deux moutons «en douce», selon le chef. Avec les 30 000 francs de la vente, elles ont regagné Arlit. «On sait comment on vit là-bas quand on est une femme sans argent…» lâche le chef.
«Le 22e jour du ramadan…»
Un homme timide s’avance et s’assoit sur une natte, sous une paillote qui fait de l’ombre comme les rebords d’un chapeau. Derrière lui, un canard a posé son ventre sur le dernier mètre carré de boue fraîche. C’est tout ce qui reste des pluies. Dans un mois la température va flirter avec les 45° C et la fournaise va craqueler la terre. Sahirou Oumarou est commerçant ambulant. Il avait un bœuf. Sa femme l’a vendu 97 000 francs «le 22e jour du mois du ramadan [le 30 juillet, ndlr]», se souvient-il. Puis elle est partie avec ses quatre enfants pour Arlit. Aucun des enfants n’était inscrit sur les registres d’état civil ni scolarisé. Sa femme et ses quatre enfants sont morts dans le désert. La plus jeune, Nazirou, avait 1 an. Saharatou, 37 ans, était la seconde femme du commerçant ambulant. «Chaque jour, elle disait que j’étais pas l’homme qu’il lui fallait car je ne rapportais pas assez d’argent. Que je devais la laisser partir pour nourrir ses enfants. Elle m’a dit qu’elle reviendrait avec de l’argent en août», dit Sahirou. Un homme l’apostrophe : «Quel argent ? On ne touchera pas à cet argent, car on ne sait pas comment les femmes gagnent leur argent. C’est haram [péché, ndlr], l’argent que ces femmes comptaient ramener au village.»Sahirou se tait et se lève sans un regard vers l’homme qui vient de le blesser. Sa première épouse, avec qui il a cinq enfants, porte un nourrisson sur le dos, et dit : «J’ai perdu une sœur. Je m’en remets à Dieu.» Les parents d’Ali, 16 ans, ont aussi quitté le village en juillet pour Arlit. «Mon père mendiait en ville, ma mère faisait la vaisselle chez des commerçants d’Arlit avant le grand départ», raconte-t-il. Il n’a pas voulu monter avec ses parents dans l’un des pick-up, prétextant qu’il avait trouvé un travail de manœuvre, mais surtout que ce voyage lui faisait peur. Le jeune homme n’a plus de famille. Le chef du village affirme qu’on le nourrit bien. Ali détourne les yeux : «Mais de moins en moins.»
Le Niger, fin novembre, a décrété trois jours de deuil. Début décembre, une cérémonie a eu lieu à la préfecture de Matamèye. Un élu local à tenu à remercier les autorités d’avoir versé l’équivalent de trois millions de francs aux parents des victimes et survivants, selon le barème suivant : 90 000 francs par disparu, 50 000 pour chaque survivant et 75 000 pour financer le remariage des pères.
Stupeur dans l’entourage du nouveau gouverneur de région qui avait provisionné 7 millions. Les regards se sont alors tournés vers le préfet, lequel a balbutié «que les quatre millions ont été mis de côté pour que les nouveaux survivants ne soient pas lésés». Le préfet n’a pas souhaité rencontrer Libération : «Une urgence», a-t-il fait savoir. Pour le président du Conseil régional de Zinder, le préfet aurait, depuis lors, rendu «l’argent de la mort».
(1) 1 euro= 650 francs CFA.
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