Les écrits aussi peuvent s'envoler... lire la suite...
On peut encore lire des textes vieux de 5 000 ans, mais pas le premier e-mail, envoyé il y a trente ans… A l'heure du tout-numérique, la conservation des documents se pose de façon aiguë, explique le quotidien suisse Le Temps.
C'est une histoire que se racontent les bibliothécaires quand ils parlent du temps. Acte un : en 1085, Guillaume le Conquérant, qui cherchait à se faire une idée précise du pays, envoya ses conseillers aux quatre coins de l'Angleterre pour en dresser un état des lieux, propriété après propriété. Ce document, le Domesday Book, est une source précieuse pour comprendre l'Angleterre au XIe siècle. Ce trésor est conservé depuis plus de 900 ans aux Archives nationales britanniques. Acte deux : en 1986, pour marquer l'anniversaire de ce cadastre, la BBC [télévision publique britannique] lance une grande opération en demandant aux écoles de faire l'état des lieux de la Grande-Bretagne contemporaine. Textes, sons et images sont collectés sur l'ordinateur de la BBC et diffusés sur bandes vidéo et disques laser. Quinze ans plus tard, l'évolution de la technologie est telle qu'on ne peut plus lire ces données électroniques sur aucun ordinateur. Le Domesday Bis aura vécu soixante fois moins longtemps que son ancestral modèle. Nota bene : l'histoire finit bien, car après un fastidieux et coûteux travail de récupération, les fichiers de l'opération de la BBC sont à nouveaux consultables. C'est la petite histoire qui trahit la grande. Alors qu'on peut encore lire des écritures d'il y a 5 000 ans (l'une des plus anciennes pièces de la Fondation Bodmer, à Genève, est une plaquette sumérienne de la ville d'Ur datant de trente siècles avant J. C.), la diversité des fichiers électroniques, la mutation rapide des formats et des supports capables de les lire rend la pérennité des écrits contemporains de plus en plus problématique. "Avec le temps, les supports voient leur capacité de stockage croître, mais ils durent de moins en moins longtemps", remarque Alexis Rivier, conservateur des nouvelles technologies à la bibliothèque de Genève. On a longtemps laissé le temps faire son œuvre. "Des années 1950 à 2000 environ", résume Marie-Christine Doffey, directrice de la Bibliothèque nationale, à Berne, "le monde de la conservation ne s'est pas assez préoccupé de l'avenir des fichiers électroniques." C'était l'époque où l'on croyait qu'il suffisait de stocker dans de bonnes conditions des données informatiques pour les conserver. "C'est ainsi qu'ont par exemple disparu toutes les informations de la NASA envoyées par les premiers satellites", ajoute Geneviève Clavel, responsable de la coopération internationale et nationale. On est également toujours à la recherche du premier e-mail, envoyé il y a une trentaine d'années… Il semble à présent que nous soyons sortis de ce trou noir. Depuis l'an 2000 environ, bibliothécaires et archivistes sont conscients que la conservation passive n'est plus suffisante pour espérer faire traverser les prochaines années aux écrits contemporains. Mais que faire ? "Face à la diversité des supports et des techniques, on est complètement désarmés", résume Silvio Corsini, conservateur de la réserve précieuse à la bibliothèque cantonale et universitaire à Lausanne. La méthode actuelle consiste à s'assurer régulièrement que les fichiers peuvent être ouverts et lus, quelle que soit l'avancée de la technologie. Pour ce faire, il faut recopier les données systématiquement dans d'autres écritures électroniques. Et ne pas croire que l'on fait un travail définitif : "Tout support a ses faiblesses. A part les stèles !" constate philosophiquement Silvio Corsini. "C'est aujourd'hui davantage un problème d'organisation et de décision politique qu'un manque de conscience ou de savoir-faire", précise son collègue genevois Alexis Rivier. La Suisse n'est pas en retard dans le domaine. Au contraire. Depuis 2006, elle échange ses expériences au sein d'un groupe de travail de l'Unesco pour la préservation de l'Internet. Elle entreprend l'archivage de certains documents nés sous forme électronique, comme les thèses scientifiques ou les sites web d'importance historique. Durant les élections fédérales de 2007, les sites web des partis politiques ont été sauvegardés. Une expérience similaire sera menée durant l'Euro 2008 [championnat de football]. Mais la partie n'est pas gagnée. Comment archivera-t-on les romans pour téléphone portable qui font déjà fureur au Japon ? "Laissez-leur le temps d'arriver en Europe !" rit Marie-Christine Doffey.
On peut encore lire des textes vieux de 5 000 ans, mais pas le premier e-mail, envoyé il y a trente ans… A l'heure du tout-numérique, la conservation des documents se pose de façon aiguë, explique le quotidien suisse Le Temps.
C'est une histoire que se racontent les bibliothécaires quand ils parlent du temps. Acte un : en 1085, Guillaume le Conquérant, qui cherchait à se faire une idée précise du pays, envoya ses conseillers aux quatre coins de l'Angleterre pour en dresser un état des lieux, propriété après propriété. Ce document, le Domesday Book, est une source précieuse pour comprendre l'Angleterre au XIe siècle. Ce trésor est conservé depuis plus de 900 ans aux Archives nationales britanniques. Acte deux : en 1986, pour marquer l'anniversaire de ce cadastre, la BBC [télévision publique britannique] lance une grande opération en demandant aux écoles de faire l'état des lieux de la Grande-Bretagne contemporaine. Textes, sons et images sont collectés sur l'ordinateur de la BBC et diffusés sur bandes vidéo et disques laser. Quinze ans plus tard, l'évolution de la technologie est telle qu'on ne peut plus lire ces données électroniques sur aucun ordinateur. Le Domesday Bis aura vécu soixante fois moins longtemps que son ancestral modèle. Nota bene : l'histoire finit bien, car après un fastidieux et coûteux travail de récupération, les fichiers de l'opération de la BBC sont à nouveaux consultables. C'est la petite histoire qui trahit la grande. Alors qu'on peut encore lire des écritures d'il y a 5 000 ans (l'une des plus anciennes pièces de la Fondation Bodmer, à Genève, est une plaquette sumérienne de la ville d'Ur datant de trente siècles avant J. C.), la diversité des fichiers électroniques, la mutation rapide des formats et des supports capables de les lire rend la pérennité des écrits contemporains de plus en plus problématique. "Avec le temps, les supports voient leur capacité de stockage croître, mais ils durent de moins en moins longtemps", remarque Alexis Rivier, conservateur des nouvelles technologies à la bibliothèque de Genève. On a longtemps laissé le temps faire son œuvre. "Des années 1950 à 2000 environ", résume Marie-Christine Doffey, directrice de la Bibliothèque nationale, à Berne, "le monde de la conservation ne s'est pas assez préoccupé de l'avenir des fichiers électroniques." C'était l'époque où l'on croyait qu'il suffisait de stocker dans de bonnes conditions des données informatiques pour les conserver. "C'est ainsi qu'ont par exemple disparu toutes les informations de la NASA envoyées par les premiers satellites", ajoute Geneviève Clavel, responsable de la coopération internationale et nationale. On est également toujours à la recherche du premier e-mail, envoyé il y a une trentaine d'années… Il semble à présent que nous soyons sortis de ce trou noir. Depuis l'an 2000 environ, bibliothécaires et archivistes sont conscients que la conservation passive n'est plus suffisante pour espérer faire traverser les prochaines années aux écrits contemporains. Mais que faire ? "Face à la diversité des supports et des techniques, on est complètement désarmés", résume Silvio Corsini, conservateur de la réserve précieuse à la bibliothèque cantonale et universitaire à Lausanne. La méthode actuelle consiste à s'assurer régulièrement que les fichiers peuvent être ouverts et lus, quelle que soit l'avancée de la technologie. Pour ce faire, il faut recopier les données systématiquement dans d'autres écritures électroniques. Et ne pas croire que l'on fait un travail définitif : "Tout support a ses faiblesses. A part les stèles !" constate philosophiquement Silvio Corsini. "C'est aujourd'hui davantage un problème d'organisation et de décision politique qu'un manque de conscience ou de savoir-faire", précise son collègue genevois Alexis Rivier. La Suisse n'est pas en retard dans le domaine. Au contraire. Depuis 2006, elle échange ses expériences au sein d'un groupe de travail de l'Unesco pour la préservation de l'Internet. Elle entreprend l'archivage de certains documents nés sous forme électronique, comme les thèses scientifiques ou les sites web d'importance historique. Durant les élections fédérales de 2007, les sites web des partis politiques ont été sauvegardés. Une expérience similaire sera menée durant l'Euro 2008 [championnat de football]. Mais la partie n'est pas gagnée. Comment archivera-t-on les romans pour téléphone portable qui font déjà fureur au Japon ? "Laissez-leur le temps d'arriver en Europe !" rit Marie-Christine Doffey.
Repères La Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne a fait le calcul : la durée de vie d'un texte est inversement proportionnelle à la place qu'il occupe sur son support. Ainsi, une tablette d'argile utilisée en Perse vers – 2000" accueille" 5 signes (caractère ou espace) par centimètre carré, et a une durée de vie de 10 000 ans. A l'inverse, un DVD du XXIe siècle peut héberger 500 millions de signes/cm2, pour une durée de vie de dix ans. Quelque part entre les deux, on trouve le livre imprimé sur du papier chiffon, au XVIe siècle : 15 signes/cm2 pour une durée de vie de 500 ans. Christine Salvadé Le Temps