samedi 5 mai 2012

Le peuple touareg d’une rébellion à l’autre 1916-2012 Par le colonel Jean-Louis Dufour - Leconomiste.com

Le peuple touareg d’une rébellion à l’autre 1916-2012 Par le colonel Jean-Louis Dufour - Leconomiste.com

Le peuple touareg d’une rébellion à l’autre 1916-2012
Par le colonel Jean-Louis Dufour

Le peuple touareg d’une rébellion à l’autre 1916-2012 Par le colonel Jean-Louis Dufour
Notre consultant militaire, Jean-Louis Dufour, est un ancien officier supérieur de l’armée française. Il a servi en qualité d’attaché militaire au Liban, commandé le 1er Régiment d’infanterie de marine et le bataillon français de la Finul. Chargé du suivi de la situation internationale à l’état-major des Armées (EMA-Paris), il s’est ensuite spécialisé dans l’étude des crises et des conflits armés. Ancien rédacteur en chef de la revue «Défense», professeur dans nombre d’universités et instituts francophones, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels «La guerre au 20ème siècle» (Hachette, 2003), «La guerre, la ville et le soldat» (Odile Jacob, 2006), «Un siècle de crises internationales» (André Versaille, 2009)
        
Les Touareg sont un peuple rebelle. Ces nomades n’ont jamais cessé de s’opposer aux officiers et administrateurs coloniaux puis aux fonctionnaires des Etats africains. Tous leur ont imposé des limites de parcours, fait payer l’impôt, réquisitionné leurs chameaux, interdit de pratiquer l’esclavage… Les seules contraintes supportables par les Touareg sont celles que leur dicte une nature impitoyable.
Les rébellions de 1916-17, comme celles de
 ce début de siècle, comportent nombre de points communs et de différences significatives qu’il n’est pas sans intérêt de souligner.
Les premières révoltes touareg
Dès les années 1910, le premier touareg révolté, Firhoun, aménokal (chef coutumier) des Oulliminden(1), a entraîné contre les Français les Touareg de la région de Ménaka(2). Arrêté et condamné en 1913, il est en prison à Tombouctou dont il s’évade le 17 mars 1916 pour relancer la lutte.
La même année, en décembre, une harka de 200 hommes, Touareg, Toubous(3), hommes du Fezzan mêlés, quitte la Tripolitaine pour le Sud algérien. Son chef se nomme Kaossen, un Touareg, originaire du Damergou(4). Il est de plus affilié à la Sénoussiya, cette confrérie religieuse créée en 1830. Passant à Tamanrasset(5), il y assassine le 1er décembre, dans son ermitage, Charles de Foucauld. Le 13 décembre, la méhalla atteint Agadès(6), 5.000 habitants, où elle investit le poste militaire français tenu par une compagnie de tirailleurs sénégalais et une section méhariste.
Des Touareg bons musulmans
L’arrivée de Kaossen, préparée par le sultan Tégama, personnalité locale qui a construit un palais(7) pour le recevoir, enflamme les tribus touareg de tout l’Aïr, du Hoggar algérien, de Ménaka, de Tombouctou, de la boucle de la Volta. Toutes se rallient, certaines vont jusqu’à le rejoindre. On rêve de se débarrasser des Français. A défaut, on ira plus au Sud, prendre et piller Zinder, gagner peut-être ensuite Kano, en Nigeria, afin d’y effectuer le plus fabuleux rezzou dont un Touareg ait jamais rêvé. L’équipée, cependant, s’achève le 3 mars 1917, après qu’une colonne venue de Dakar, via le Nigeria, ait rejoint Agadès et dégagé son poste, assiégé dix semaines durant (voir encadré).
En 2012, le mouvement général de la révolte semble plutôt inverse, plus islamiste aussi, plus africain que Touareg, puisque le mouvement nigérian, affilié à AQMI, Boko Haram, serait désireux de rejoindre le nord du Mali. L’onde de choc qui se propage à travers tout le Sahel est autant le fruit d’une
 vague islamiste que celui d’une contestation de l’autorité des Etats. En Aïr, comme au nord du Mali, on n’est pas Nigérian ou Malien, on est d’abord Touareg, ce dont on est fier.
Dans ces deux rébellions, la religion, pour n’être pas menacée, compte peu. Au début du siècle dernier, la Senoussiya est une confrérie musulmane qu’on qualifierait aujourd’hui d’«islamiste». Les rapports des administrateurs coloniaux au Soudan comme au Tchad et au Niger mentionnent souvent ces militants sénoussistes, venus de Tripolitaine, voire d’Egypte, avec lesquels ils ont des contacts très épisodiques et dépourvus de toute chaleur. Néanmoins, pour ces mêmes administrateurs qui le notent dans leurs rapports, l’influence de la confrérie sur les Touareg demeure limitée.
Ceux-ci sont réputés bons musulmans mais ne sont pas des extrémistes. En 2012, leur grand ennemi sont justement les islamistes, bien armés et équipés et qui entendent imposer une loi extrême insupportable pour des nomades passionnément épris de liberté.
L’union sacrée des Touareg
En 2012, comme c’était déjà le cas en 1916, pour affronter leurs oppresseurs, Etats ou bandes, les Touareg ne sont jamais seuls. Ceux du Niger, regroupé au sein du FLA (Front de Libération de l’Aïr), disent vouloir rejoindre leurs homologues maliens du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) pour y former le FLAA (Front de libération de l’Aïr et de l’Azawad). Il s’agit de se débarrasser des islamistes puis de fonder cet Etat touareg qui inclurait le nord du Mali et le massif de l’Aïr au Niger, un ensemble vaste comme deux fois le Maroc.
Contrairement à leurs aïeux, les Touareg d’aujourd’hui disent vouloir créer un Etat. Ceux des années 1910 n’imaginaient pas devoir se soumettre à une quelconque structure qui restreindrait une part, même minime, de leur indépendance et de leur liberté.
Rien ne serait plus étranger à la mentalité d’un nomade saharien que la notion d’Etat. Sans doute, en 2000, les façons de voir ont-elles changé. Après tout, un Etat touareg signifierait la fin de la présence oppressante de fonctionnaires africains, réputés corrompus, auxquels les Touareg vouent une haine tenace depuis des décennies pour des raisons tout à la fois claniques, tribales, raciales, et de mode de vie.
Deux communautés touareg distinctes
Voilà le Mali et le Niger aux prises avec des rébellions sécessionnistes mais qui ne sont pas comparables.
Les Touareg du Mali revendiquent une région très pauvre. Reconquérir en 2012 cette partie excentrée du Mali, sous-peuplée et sans grande utilité économique ne semble pas s’imposer. Il semble d’ailleurs impossible aux militaires maliens sous équipés, de s’en aller à 1.000 km de Bamako, reconquérir l’Azawad, une région qu’ils connaissent mal, où ils se sentent peu à l’aise, pour engager un adversaire qu’ils n’ont jamais cessé de redouter.
Le Niger, lui, s’est efforcé d’ouvrir les rangs de son armée et de son administration à des cadres touareg qui se sont parfois intégrés à des niveaux élevés de responsabilité. C’est qu’en Aïr se trouvent d’importants gisements d’uranium. 3.000 tonnes de minerai sont produites chaque année.
Des infrastructures ont été aménagées et des emplois fournis aux Touareg même si les conditions de travail sont dures, comme  à Arlit, au cœur de l’Aïr, la mine d’uranium souterraine la plus vaste du monde. En 2014, celle d’Imouraren commencera d’être exploitée. La production nigérienne sera doublée en même temps que les royalties versées au Niger. De ces dernières, Niamey reverse 15% à la région de l’Aïr dont les habitants ne sont pas dans une situation totalement désespérante.
Militairement, la reconquête d’un Aïr qui aurait fait sécession, serait plus aisée que celle de l’Azawad. Au Niger, les «revenants(8)»  auraient été désarmés. Ceux du Mali, en revanche, mercenaires incertains au service de Kadhafi, s’ils ont vite perdu leurs illusions ont gardé par devers eux leurs véhicules et sont rentrés au pays, lourdement chargés en armes, munitions, carburant…
Un monde nouveau
En décembre 1916, à Dakar, on ignore en revanche quel est l’armement de Kaossen, sauf son petit canon, déjà célèbre, qui orne toujours l’entrée de l’ancien poste militaire. Toutefois, en mars 1917, dans Agadès reprise, un Mauser allemand d’un modèle récent a été trouvé et aussi un étui de cartouche daté «3/1916». Plus tard, le maréchal Hindenburg a confirmé le fait dans ses mémoires(9).
Quelles que soient ces armes, un siècle durant, d’une rébellion à l’autre, elles viennent de l’Est, Tripolitaine, Fezzan ou Libye, selon l’époque, les lieux et les appellations…
Les enjeux, toutefois, ont changé. Les guerres mondiales sont passées de mode. Paris ne redoute plus de voir ses positions en Afrique centrale minées par une offensive sénoussiste et touareg qu’à Paris, au printemps 1916, on imaginait plus dangereuse qu’elle ne l’était en réalité. Aujourd’hui, le nord du Mali peut bien faire sécession et l’Union africaine s’en préoccuper, les Touareg n’auront ni les moyens ni l’envie d’aller coloniser de nouveaux espaces dont ils n’ont pas besoin. Les 1,7 million de Touareg du Mali(10), sur leurs terres historiques mais déshéritées, ne gênent pas grand monde sauf des bandes islamistes qui auront du mal à s’imposer.
Pour autant, la situation plus favorable des Touareg du Niger n’exclut pas les mécontents. Nombre de ces nomades préfèrent les grands espaces à la poussière des mines, une poussière parfois radioactive. Des maladies suspectes ont été décelées. De jeunes hommes critiquent âprement ceux des leurs qui œuvrent  aux côtés des autorités locales et des ingénieurs d’Areva. Pour ces dissidents, les trafics d’armes et de drogue ont remplacé ceux d’autrefois qui concernaient les femmes enlevées, les paysans emmenés en esclavage, les chameaux et troupeaux volés à leurs propriétaires. Certains Touareg rêvent aussi de s’approprier les mines d’uranium pour les exploiter eux-mêmes pour le compte d’un Etat touareg toujours hypothétique.
Si une intervention militaire de la CEDEAO(11), aidée ou non par la France, doit intervenir, ce sera, économie et intérêts financiers obligent, pour éviter au Niger une sécession qui ne lui serait pas entièrement profitable.

«L’affaire d’Agadès»
Le 22 décembre 1916, à 18 heures, le gouverneur général de l’Afrique occidentale française à Dakar est informé par radiogramme issu de Zinder que le poste d’Agadès a été attaqué huit jours plus tôt par une harka de plusieurs centaines d’hommes. Immédiatement, l’état-major des forces d’Afrique occidentale reçoit l’ordre d’organiser la reconquête.
Ce n’est pas une mince affaire. Agadès par voie de mer, puis via le Nigeria, est à 4.000 km de Dakar. Plusieurs groupements de force doivent être organisés, dont l’un à Ménaka couvrira l’action principale, quand le plus important, celui venu de Dakar, engagera la riposte à partir de Zinder. En 48 heures, le détachement, hommes, bêtes et armes, embarque le 25 décembre à bord d’un « vapeur » réquisitionné, «L’Europe». Ce groupement de force comprend une section de mitrailleuse, une section d’artillerie, une compagnie du 4e sénégalais à 240 hommes, qui sera renforcée à l’escale de Conakry par 60 tirailleurs(12). Ces 600 hommes au total parviendront à Kano, nord du Nigeria entre les 23 et 26 janvier 1917.
Le 8 février, la colonne quitte Zinder pour s’en aller dégager Agadès dont on ne sait, faute de liaison télégraphique entre le poste d’Agadès et Zinder, si la garnison tient toujours. Cette colonne est imposante. Elle comporte 1800 chameaux, 80 chevaux, 750 tirailleurs, 72 Européens, 400 supplétifs. Le tout est articulé en trois compagnies, trois sections de mitrailleuses, deux sections d’artillerie ; une section méhariste éclaire la marche…
Le 3 mars, après divers accrochages et combats, la colonne atteint Agadès. Kaossen, ses hommes et les Touareg qui les avaient rejoints, évacuent la ville, et se replient dans le nord de l’Aïr, où ils sont poursuivis des mois durant… Kaossen, passé en Tripolitaine, est exécuté par ses maîtres sénoussistes, sans doute pour avoir cessé de plaire. Tégama, est capturé par des tirailleurs, après une longue poursuite, le 7 mai 1919. Il est emprisonné à Agadès où il doit être jugé pour avoir ordonné divers meurtres et tortures de méharistes et tirailleurs. Pour éviter d’avoir à le faire, le commandant de cercle, un capitaine français, Vitali, dont on n’admet pas à Dakar qu’il ait le droit de se récuser, le fait assassiner le 30 avril 1920 dans sa cellule et camoufle le meurtre en un suicide, bientôt découvert par les enquêteurs. Le capitaine passera en Conseil de guerre…
D’après J.-L. D., « La révolte de l’Aïr», Centre d’Etudes sur l’Histoire du Sahara, Paris, 1987, 258 p.

(1) Grande tribu touareg et la première à s’être révoltée.
(2) Nord du «Soudan français», appellation d’avant l’indépendance, le futur Mali.
(3) Populations du Tibesti, dans le nord du Tchad.
(4) Région nord de Zinder, entre Zinder et Agadès.
(5) Fait partie de ce que l’administration française  appelle le « Territoire des Oasis » et qui fera partie intégrante du Mali.
(6) Agadès, 5000 habitants en 1916, est le chef lieu de l’Aïr. Ce massif montagneux, fief des Touareg. du Niger, relativement bien arrosé, est situé au nord de ce que la France  appelle alors «le Territoire Militaire du Niger», (TMN), administré depuis 1905 par des officiers.
(7) Aujourd’hui « le Grand hôtel de l’Aïr».
(8) On appelle « revenants », les Touareg partis faire le coup de feu aux côtés de Kadhafi et revenus au pays, une fois destitué le leader libyen!
(9) «Nous livrâmes du matériel jusqu’aux Senoussis de la côte d’Afrique du Nord. Nous avions pour cela recours à nos sous-marins qui leur apportaient surtout des fusils et des munitions. Si ces envois étaient de peu d’importance, ils avaient cependant une forte influence sur l’esprit guerrier des tribus mahométanes», in «Ma vie», Mal Hindenburg, Plon, 1921, p.118.
(10) Ils sont 1,4 million au Niger.
(11) Organisation internationale africaine, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, a son siège à Abidjan ; elle est actuellement présidée par le chef d’Etat ivoirien, Alassane Ouattara pour deux ans depuis février 2012. La CEDEAO comprend  15 Etats, Bénin, Burkina, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo.
(12) Ces 600 hommes au total arriveront à Kano (nord du Nigeria) entre les 23 et 26 janvier 1917, en partie grâce à l’aide efficace du gouverneur britannique à Lagos.

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